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      Malgré tous les soins dont il était l'objet, Bromirski tomba malade cet hiver-là, et au printemps il mourut. Warwara le négligea beaucoup pendant sa maladie, car elle avait peur du spectacle même de la souffrance; il la fit demander à la fin, mais la femme de chambre vint annoncer avec toute l'emphase polonaise que madame la baronne était tombée sans connaissance, de sorte que Bromirski expira sans lui avoir dit adieu, en murmurant sans cesse ces mots: «Pauvre femme! pauvre femme!»

      A peine son fidèle valet de chambre lui eut-il fermé les yeux que Warwara le fit porter hors de la maison dans la salle mortuaire; puis, après que les fenêtres eurent été ouvertes une heure de suite et la chambre dûment parfumée, elle fit l'effort d'entrer pour fouiller tous les tiroirs. S'étant assurée qu'ils ne renfermaient rien de contraire à ses intérêts, elle mit le testament, qu'elle avait toujours gardé, dans le bureau du défunt.

      Bromirski fut transporté avec pompe jusqu'au caveau de la famille. Sa veuve n'assista pas à la cérémonie; le désespoir l'en empêcha. Lindenthal marchait vêtu de noir derrière le cercueil, suivi de la foule des serviteurs.

      Un homme de loi parut à Separowze pour l'ouverture du testament.

      Warwara entrait en possession d'une fortune considérable. Elle n'avait que vingt-deux ans.

       Table des matières

      Warwara donna en ces circonstances à sa mère une première preuve d'amour filial; elle prit madame Gondola dans sa maison. Les mauvaises langues prétendirent que c'était en qualité de femme de charge.

      Jamais veuve ne porta le deuil avec plus de plaisir que Warwara, car chaque miroir lui répétait que les crêpes noirs faisaient valoir son teint éblouissant. Du reste, elle se dédommagea d'une année de retraite forcée par les plaisirs de l'année qui suivit. M. de Lindenthal avait demandé sa main; elle répondit avec autant de grâce que de fermeté qu'elle voulait rester libre, mais qu'elle ne lui défendait pas d'embellir ses jours.

      Warwara n'était économe que de son propre argent. Elle acceptait sans scrupule les fêtes que Lindenthal lui donnait, elle acceptait sa loge au théâtre de Lemberg, de même qu'elle lui permettait de la conduire aux bals du gouverneur et des magnats. Retournait-elle à Separowze? Toute la contrée était sur le qui-vive, car ce devait être le signal de quelques splendides réjouissances, et jamais l'attente de l'honnête noblesse campagnarde ne fut déçue; aujourd'hui encore, ceux de ses membres qui ont survécu à cette époque racontent les féeries imaginées par la baronne Bromirska. Elle monta une fois avec Lindenthal dans un traîneau qui représentait un ours blanc emporté par six chevaux noirs. Vêtue comme une czarine, coiffée d'un kalpak élevé à plumes de héron, elle jetait à la foule enthousiaste des poignées de ducats qui ne sortaient pas de ses coffres. Sur l'étang gelé, on construisit au mois de janvier un petit palais de glace dont le portail était précédé de deux dauphins crachant des flammes. Au carnaval c'était des bals masqués, des cortèges où figurait Warwara en Vénus triomphante sur un char de forme antique. L'été suivant eurent lieu des régates tout à fait extraordinaires, les bateaux finissant par donner la chasse à une baleine de carton qui fut traînée ensuite, à l'aide de harpons d'argent, devant la reine de la fête. Sur une estrade se tenaient des musiciens en costumes turcs et, lorsque la nuit se répandit, l'étang et ses bords étincelèrent soudain de lanternes de couleurs comme prélude au plus brillant des feux d'artifice.

      Dans le tourbillon d'une pareille vie, Warwara n'oubliait pas l'administration de ses terres; en même temps elle augmentait ses revenus par d'habiles spéculations. Rien n'échappait à sa surveillance âpre et impitoyable. Le fermier de son moulin ne pouvant payer exactement, avait demandé en vain un sursis; en vain sa femme s'était-elle jetée aux pieds de la baronne; il fut accusé, condamné et une commission vint de Kolomea pour procéder à l'exécution légale. Tout étant fini, ces messieurs furent priés de dîner à la seigneurie, selon un vieil usage auquel ne pouvait échapper la baronne, bien qu'elle le désapprouvât. Quelle surprise pour Warwara lorsque, entrant dans la salle à manger, elle se trouva en face de Maryan Janowski! Le jeune homme impressionnable rougit jusqu'aux yeux; la femme froide, prudente et hardie, perdit elle-même quelque peu contenance. Néanmoins elle se remit promptement, lui tendit la main et s'écria:

      —Quel heureux hasard!

      Puis elle força M. Janowski de s'asseoir auprès d'elle à table et quand, le dîner terminé, les convives prirent place à la table de jeu, Warwara appela Maryan auprès d'elle sur un petit divan turc, à l'autre extrémité du salon.

      —Dites-moi avant tout, mon ami, demanda-t-elle avec aisance, pourquoi, puisque nous sommes si proches voisins, vous ne m'avez jamais rendu visite?

      —Je vous prie, madame la baronne, de considérer ma position...

      —Vous êtes marié, c'est vrai! dit Warwara d'un ton moqueur.

      —Ce n'est pas seulement cela, répondit Maryan avec calme, je suis encore greffier du tribunal de Kolomea.

      —Je ne comprends pas...

      —Vous ne comprenez pas que je suis pauvre et que vous êtes riche? Vous ne comprenez pas qu'un honnête homme ne saurait être tenté par le rôle de parasite?

      —Je désire pourtant vous voir, dit la baronne, sa main blanche comme l'hermine mollement posée sur celle de Maryan, vous voir très-souvent... Je ne vous ai pas oublié, moi, bien que vous paraissiez, ajouta-t-elle très-bas, avoir effacé tout à fait de votre coeur certains souvenirs qui me sont chers.

      —War... madame!...

      —Point de paroles, interrompit Warwara; donnez-moi des preuves sérieuses de repentir, et je verrai si je dois vous pardonner.

      Elle lui pardonna, car il revint souvent. Bien que l'honnêteté mît un sceau sur ses lèvres, il laissait lire dans ses yeux bien des choses qui, reliées et dorées sur tranche, se nomment de la poésie. Maryan était trop fier pour parler de ce qui reposait au plus profond de son âme, comme dans un sépulcre; il employait donc tous les moyens pour ne pas se laisser entraîner à de périlleuses conversations. Il y avait par exemple un échiquier sur la petite table devant le divan turc. Maryan plaçait cet échiquier entre lui et Warwara, qui toutes les fois l'amenait à se rendre.

      —Comment peut-on jouer aussi mal? dit-elle un jour; il n'y a pas de plaisir à vous battre. Faites donc attention!

      —Je suis tout attention, répliqua Maryan et c'est justement ce qui me trouble.

      —A quoi faites-vous donc attention?

      —A vos mains.

      Ses mains étaient en effet fort belles. Elle le savait et sourit.

      —Quand vous tenez suspendue au-dessus du damier cette main qui pourrait être un chef-d'oeuvre de statuaire, continua le jeune homme, j'ai toujours l'impression qu'il vous serait aussi facile de toucher ma poitrine et de saisir mon coeur.

      —Ah! et qu'en ferais-je?

      —Une pelote à épingles peut-être.

      Un jour Maryan vint dans l'après-midi. Il faisait si beau que Warwara ne voulut pas le retenir à jouer et proposa une promenade.

      Elle mit son grand chapeau de paille, prit son ombrelle et s'en alla gaîment avec lui à travers les ondes mûrissantes des blés, du côté du village d'Antoniowska. Le soleil brûlait, l'air était lourd à étouffer, de grands nuages blancs se gonflaient comme des voiles et montaient vite sans qu'on sentît le souffle qui les poussait en avant. Les oiseaux se taisaient, on n'entendait que le coassement des grenouilles et la chanson des cigales. Par un temps semblable, on cherche l'ombre. Warwara s'assit sur la lisière d'un verger; Maryan se tenait debout à quelques pas, la regardant mordiller un épi de blé:

      —Je suis fatiguée, dit-elle;

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