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avait encore un fils et une fille. Le fils, malheureux comme moi, végète dans les derniers rangs de l'armée; la fille, ma pauvre sœur, fut abandonnée, la veille du départ de mon père pour Paris, devant la maison d'un fermier, son parrain.

      «Ce voyage épuisa le peu d'argent qui nous restait. Mon père se fatigua en demandes inutiles et infructueuses. À peine le voyait-on apparaître à la maison, où, rapportant la misère, il trouvait la misère. En son absence, ma mère, à qui il fallait une victime, s'aigrit contre moi. Elle commença de me reprocher la part que je prenais aux repas. Je préférai peu à peu ne manger que du pain, ou même ne pas manger du tout, à m'asseoir à notre pauvre table; mais les prétextes de châtiment ne manquèrent point à ma mère: à la moindre faute, faute qui quelquefois eût fait sourire une autre mère, la mienne me battait; des voisins, croyant me rendre service, dénoncèrent à mon père les mauvais traitements dont j'étais l'objet. Mon père essaya de me défendre contre ma mère, mais il ne s'aperçut point que, par sa protection, il changeait mon ennemie d'un moment en marâtre éternelle. Hélas! je ne pouvais lui donner un conseil dans mon propre intérêt, j'étais trop jeune, trop enfant. Je ne m'expliquais rien, j'éprouvais les effets sans chercher à deviner les causes. Je connaissais la douleur, voilà tout.

      «Mon père tomba malade et fut d'abord forcé de garder la chambre, puis le lit. Alors on me fit sortir de la chambre de mon père, sous prétexte que ma présence le fatiguait et que je ne savais point réprimer ce besoin de mouvement qui est le cri de la jeunesse. Une fois hors de la chambre, j'appartins comme auparavant à ma mère. Elle m'apprit une phrase qu'elle entrecoupa de coups et de meurtrissures; puis, quand je sus par cœur cette phrase humiliante qu'instinctivement je ne voulais pas retenir, quand mes yeux furent rougis jusqu'aux larmes, elle me fit descendre à la porte de la rue, et de la porte, elle me lança sur le premier passant de bonne mine, avec ordre de lui débiter cette phrase, si je ne voulais pas être battue jusqu'à la mort.

      – Oh! affreux! murmura la plus jeune des deux dames.

      – Et quelle était cette phrase? demanda l'aînée.

      – Cette phrase, la voici, continua Jeanne: «Monsieur, ayez pitié d'une petite orpheline qui descend en ligne droite de Henri de Valois.»

      – Oh! fi donc! s'écria l'aînée des deux visiteuses avec un geste de dégoût.

      – Et quel effet produisait cette phrase à ceux auxquels elle était adressée? demanda la plus jeune.

      – Les uns m'écoutaient et avaient pitié, dit Jeanne. Les autres s'irritaient et me faisaient des menaces. D'autres, enfin, encore plus charitables que les premiers, m'avertirent que je courais un grand danger en prononçant des paroles semblables, qui pouvaient tomber dans des oreilles prévenues. Mais moi, je ne connaissais qu'un danger, celui de désobéir à ma mère. Je n'avais qu'une crainte, celle d'être battue.

      – Et qu'arriva-t-il?

      – Mon Dieu! madame, ce qu'espérait ma mère; je rapportais un peu d'argent à la maison, et mon père vit reculer de quelques jours cette affreuse perspective qui l'attendait: l'hôpital.

      Les traits de l'aînée des deux jeunes femmes se contractèrent, des larmes vinrent aux yeux de la plus jeune.

      – Enfin, madame, quelque soulagement qu'il apportât à mon père, ce hideux métier me révolta. Un jour, au lieu de courir après les passants et de les poursuivre de ma phrase accoutumée, je m'assis au pied d'une borne, où je restai une partie de la journée comme anéantie. Le soir, je rentrai les mains vides. Ma mère me battit tant que le lendemain je tombai malade.

      «Ce fut alors que mon père, privé de toute ressource, fut forcé de partir pour l'hôtel-Dieu, où il mourut.

      – Oh! l'horrible histoire! murmurèrent les deux dames.

      – Mais alors que fîtes-vous, votre père mort? demanda la plus jeune des deux visiteuses.

      – Dieu eut pitié de moi. Un mois après la mort de mon pauvre père, ma mère partit avec un soldat, son amant, nous abandonnant, mon frère et moi.

      – Vous restâtes orphelins!

      – Oh! madame, nous, tout au contraire des autres, nous ne fûmes orphelins que tant que nous eûmes une mère. La charité publique nous adopta. Mais comme mendier nous répugnait, nous ne mendiions que dans la mesure de nos besoins. Dieu commande à ses créatures de chercher à vivre.

      – Hélas!

      – Que vous dirai-je, madame? un jour j'eus le bonheur de rencontrer un carrosse qui montait lentement la côte du faubourg Saint-Marcel; quatre laquais étaient derrière; dedans, une femme belle et jeune encore; je lui tendis la main: elle me questionna; ma réponse et mon nom la frappèrent de surprise, puis d'incrédulité. Je donnai adresse et renseignements. Dès le lendemain, elle savait que je n'avais pas menti; elle nous adopta, mon frère et moi, plaça mon frère dans un régiment, et me plaça dans une maison de couture. Nous étions sauvés tous deux de la faim.

      – Cette dame, n'est-ce pas Mme Boulainvilliers?

      – Elle-même.

      – Elle est morte, je crois?

      – Oui, et sa mort m'a replongée dans l'abîme.

      – Mais son mari vit encore; il est riche.

      – Son mari, madame, c'est à lui que je dois tous mes malheurs de jeune fille, comme c'est à ma mère que je dois tous mes malheurs d'enfant. J'avais grandi, j'avais embelli peut-être; il s'en aperçut; il voulut mettre un prix à ses bienfaits: je refusai. Ce fut sur ces entrefaites que Mme de Boulainvilliers mourut, et moi, moi qu'elle avait mariée à un brave et loyal militaire, M. de La Motte, je me trouvai, séparée que j'étais de mon mari, plus abandonnée après sa mort que je ne l'avais été après la mort de mon père.

      «Voilà mon histoire, madame. J'ai abrégé: les souffrances sont toujours des longueurs qu'il faut épargner aux gens heureux, fussent-ils bienfaisants, comme vous paraissez l'être, mesdames.

      Un long silence succéda à cette dernière période de l'histoire de Mme de La Motte.

      L'aînée des deux dames le rompit la première.

      – Et votre mari, que fait-il? demanda-t-elle.

      – Mon mari est en garnison à Bar-sur-Aube, madame; il sert dans la gendarmerie, et, de son côté, attend des temps meilleurs.

      – Mais vous avez sollicité auprès de la cour?

      – Sans doute!

      – Le nom des Valois, justifié par des titres, a dû éveiller des sympathies?

      – Je ne sais pas, madame, quels sont les sentiments que mon nom a pu éveiller, car à aucune de mes demandes je n'ai reçu de réponse.

      – Cependant, vous avez vu les ministres, le roi, la reine.

      – Personne. Partout, tentatives vaines, répliqua Mme de La Motte.

      – Vous ne pouvez mendier, pourtant!

      – Non, madame, j'en ai perdu l'habitude. Mais…

      – Mais quoi?

      – Mais je puis mourir de faim comme mon père.

      – Vous n'avez point d'enfant?

      – Non, madame, et mon mari, en se faisant tuer pour le service du roi, trouvera de son côté au moins une fin glorieuse à nos misères.

      – Pouvez-vous, madame, je regrette d'insister sur ce sujet, pouvez-vous fournir les preuves justificatives de votre généalogie?

      Jeanne se leva, fouilla dans un meuble, et en tira quelques papiers qu'elle présenta à la dame.

      Mais comme elle voulait profiter du moment où cette dame, pour les examiner, s'approcherait de la lumière et découvrirait entièrement ses traits, Jeanne laissa deviner sa manœuvre par le soin qu'elle mit à lever la mèche de la lampe afin de doubler la clarté.

      Alors la dame de charité, comme si la lumière blessait ses

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