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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
Читать онлайн.Название Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Год выпуска 0
isbn 4064066373511
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller au théâtre entendre la Berma; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait, en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’envoyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance d’une personne qui m’empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le «double» dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en excursion – au-delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge – dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers; en l’attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d’une voix brève: «Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner.» Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autant plus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement comme un absent dont on parle, mais l’interpellait; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son jet et l’approche de son but; – transportant à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l’amie qui l’appelait tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou, du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des visites qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet inconnu, encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi d’être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m’en frôlait, sans que j’y pusse pénétrer, et le jetait en plein air dans un cri; – laissant déjà flotter dans l’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle; – formant, passager céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux; – jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l’endroit où elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eût appelée), une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope, impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis, sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait: «Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons», et que je remarquais pour la première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.
Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées? Le lendemain elle n’y était pas; mais je l’y vis les jours suivants; je tournais tout le temps autour de l’endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu’une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu’elle était là. Mais ce n’était pas tous les jours; il y en avait où elle était empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte, j’avais senti passer si douloureusement près de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle annonçait d’avance qu’on ne la verrait pas; si c’était à cause de