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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
Читать онлайн.Название Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Год выпуска 0
isbn 4064066373511
Автор произведения Marcel Proust
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
Certes, il avait trop longtemps oublié qu’il était le «fils Swann» pour ne pas ressentir, quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif que ceux qu’il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé; et si l’amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de l’aristocratie (mais plus flatteuse d’ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d’altesse, quelques divertissements princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou seulement d’assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents, dont les uns avaient continué à le voir – comme mon grand-père qui, l’année précédente, l’avait invité au mariage de ma mère – et dont certains autres le connaissaient personnellement à peine, mais se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés, le même appui hors de lui-même, le même confort, qu’à regarder les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s’il tombait chez lui frappé d’une attaque, ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg, et le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la même consolation qu’à notre vieille Françoise de savoir qu’elle serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne donnait qu’une plus haute idée du soin de l’ouvrière), linceul de l’image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfaction, sinon de bien-être, au moins d’amour-propre. Mais surtout, comme dans toutes celles de ses actions et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu’il ne lui était peut-être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il était l’homme exquis par excellence, qu’on faisait tout pour attirer, qu’on se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à l’existence d’une vie plus heureuse, presque à en éprouver l’appétit, comme il arrive à un malade alité depuis des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d’un déjeuner officiel ou l’annonce d’une croisière en Sicile.
S’il était obligé de donner des excuses aux gens du monde, pour ne pas leur faire de visites, c’était de lui en faire qu’il cherchait à s’excuser auprès d’Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu’il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c’était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’il avait rencontré allant chez elle et qui avait exigé qu’il l’accompagnât. Et à défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la conversation, qu’il se rappelait avoir à parler à Swann, qu’elle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite chez elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen n’avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait: «Je suis toujours libre» et «Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me faire?», maintenant, chaque fois qu’il voulait la voir, elle invoquait les convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait d’aller à une fête de charité, à un vernissage, à une première, où elle serait, elle lui disait qu’il voulait afficher leur liaison, qu’il la traitait comme une fille. C’est au point que pour tâcher de n’être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu’elle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-même l’ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d’user de son influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann de mon oncle, des airs poétiques, disant: «Ah! lui, ce n’est pas comme toi, c’est une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi! Ce n’est pas lui qui me considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics», Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler d’elle à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priori d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l’expérience. «Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu ridicule; elle ne peut même pas admettre que je la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagère le tort qu’un salut de moi lui cause.»
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu’elle venait d’avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes: il venait d’essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui, relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette, avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait, avant de les connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus impossible de croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des moeurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs; mais ceux-ci savaient qu’il connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était seulement pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait