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Frome était indemne et que son maître consentirait peut-être à me transporter.

      La proposition m'étonna.

      — Ethan Frome? Mais je ne lui ai jamais parlé!... Pour quelle raison consentirait-il à se charger de moi?

      La réponse d'Harmon Gow accrut encore ma surprise:

      — Je ne sais pas s'il le ferait pour vos beaux yeux, mais très certainement il ne sera pas fâché de gagner un dollar...

      On m'avait bien dit que Frome était pauvre et que sa scierie jointe aux quelques acres pierreux de sa culture, suffisaient difficilement à faire bouillir la marmite pendant les mois d'hiver. Toutefois je ne m'étais pas figuré une misère aussi complète et je ne pus m'empêcher d'exprimer mon étonnement à Harmon, qui reprit:

      — Oh! ses affaires ne vont pas très bien! Quand un homme est depuis vingt ans courbé comme une vieille carcasse de navire, sans pouvoir faire ce qu'il veut, il se mange les sangs et perd courage. La ferme de Frome, ça n'a jamais été grand-chose, et vous savez, d'autre part, ce que rapporte aujourd'hui une de ces vieilles scieries... Lorsque Ethan pouvait encore peiner sur les deux de front, du matin au soir et du soir au matin, on avait juste, chez lui, de quoi vivre... Et encore, même à cette époque, son monde lui dévorait tout, et je ne sais vraiment pas comment diable il s'en tirait... Ça commença avec son père, qui attrapa un coup de pied de cheval en faisant les foins: le mal lui monta au cerveau, et le pauvre bonhomme jetait l'argent par les fenêtres comme si de rien n'était... Puis ce fut sa mère qui devint drôle... Elle traîna de longue années en enfance... Maintenant, c'est Zeena, sa femme... Celle-là a passé sa vie à droguer... Au fond, voyez-vous, la maladie et le souci, ce sont les seules choses dont Ethan ait toujours eu son assiette pleine...

      Le lendemain matin, en mettant le nez à la fenêtre, j'aperçus entre les sapins des Varnum le maigre cheval de Frome. Rejetant la vieille peau d'ours, le maître me fit place à côté de lui dans le traîneau. Toute la semaine, à dater de ce jour, il me descendit à Corbury Flats, et me ramena le soir à Starkfield, dans le crépuscule glacial. Le trajet ne dépassait guère quatre milles, mais l'allure du cheval était lente, et, même quand la neige gelée résistait à la pression de la voiture, nous mettions tour près d'une heure pour faire la route.

      Ethan Frome conduisait sans parler. Il tenait mollement les guides dans sa main gauche. Sur le remblai couvert de neige, son visage brun se détachait comme le profil d'une médaille de bronze. Il répondait par monosyllabes, sans jamais me regarder, à mes questions et aux légères plaisanteries que je hasardais. Il avait l'air de faire partie du paysage mélancolique et silencieux. On eût dit le symbole de cette désolation glacée, tellement tout ce qui était chaleur et sensibilité semblait enfoui au fond de lui-même.

      Son silence, il est vrai, n'avait rien d'hostile. Je finis par comprendre que cet homme était habitué à vivre dans une solitude morale trop profonde pour qu'on pût facilement pénétrer jusqu'à lui. Cet état, je le présumais, ne résultait point essentiellement de ses malheurs, que je devinais tragique: il était surtout la conséquence de tous ces hivers rigoureux passés à Starkfield...

      Une ou deux fois seulement, j'eus le sentiment de me rapprocher de lui, et ces instants ne firent qu'aviver mon désir d'en savoir davantage. Un jour, à propos d'un travail que j'avais exécuté en Floride, l'hiver précédent, je fis allusion à la différence entre les deux climats. A ma grande surprise, Frome me répondit:

      — Oui, je sais... J'y suis allé autrefois, en pendant bien longtemps, moi aussi, en hiver, je voyais ce pays, comme dans une vision... Mais à présent, tout cela est enseveli sous la neige...

      Il n'ajouta pas un mot; et j'eus à deviner le reste par le ton de sa voix et le brusque silence qui suivit.

      Une autre fois, à peine monté dans mon compartiment, je m'avisai que j'avais oublié sur le traîneau un livre que je comptais lire pendant le trajet. C'était un ouvrage de vulgarisation scientifique, un traité de bio-chimie, si je me rappelle bien... Le soir, je ne pensais déjà plus à mon étourderie, lorsque, en descendant du train, je vis le volume entre les mains de Frome.

      — Je l'ai trouvé après votre départ, — me dit-il.

      Je mis le livre dans ma poche, et nous revînmes à notre mutisme habituel. Mais, comme nous commencions à gravir la longue côte qui va de Corbury Flats à Starkfield, j'aperçus dans le crépuscule le visage de Frome tourné de mon côté.

      — Il y a dans ce livre des choses dont je n'avais pas entendu parler jusqu'ici...

      Le propos m'étonna moins que l'accent dont il fut prononcé: évidemment, Frome était surpris et tant soit peu vexé de son ignorance.

      — Ces questions vous intéressent donc? — lui demandai-je.

      — Elles m'intéressaient autrefois...

      — Il y a quelques nouveautés dans ce livre... On a fait récemment des découvertes importantes dans cet ordre de recherches.

      J'attendais une phrase qui ne vint pas, et je repris:

      — Si vous voulez parcourir ce livre, je serai heureux de vous le prêter.

      Ethan Frome hésita. J'eus l'impression qu'il faisait effort pour secouer son inertie et me répondre.

      — Merci. J'accepte, — dit-il simplement.

      Je comptais qu'il s'ensuivrait quelques familiarités entre nous. La modestie de Frome et sa franchise m'assuraient que sa curiosité avait certainement pour cause l'intérêt réel jadis porté par lui à ces sujets-là. Ces préoccupations et ces connaissances, chez un homme de sa condition, rendaient le contraste encore plus poignant entre sa situation matérielle et ses besoins intimes et, puisque cet incident m'avait permis de satisfaire ses goûts secrets, j'espérais qu'il se déciderait à parler. Mais il y avait dans son passé ou dans sa vie présente quelque chose qui l'empêchait de se livrer. A notre rencontre suivante, il ne fit même pas allusion au livre et notre rapprochement semblait destiné à n'avoir pas de lendemain.

      Depuis plus d'une semaine déjà, Frome me conduisait à Corbury Flats, quand, un matin, à mon réveil, je vis qu'il neigeait abondamment. La hauteur des vagues blanches massées contre la palissade du jardin et le long du mur de l'église témoignait que la tempête avait duré toute la nuit: là-bas, en rase campagne, les couches de neige amoncelées par le vent devaient être plus épaisses encore.

      Je songeai aussitôt que mon train était assurément bloqué. Or, ce jour-là, ma présence était indispensable à l'usine dans le courant de l'après-midi. Je décidai donc, que si Frome venait, je me ferais conduire par lui jusqu'aux Flats. Une fois là, j'attendrais mon train jusqu'à ce qu'il se décidât à paraître.

      D'ailleurs je n'avais pas le moindre doute que Frome ne vînt. Je le connaissais assez bien pour savoir à quoi m'en tenir: il était un de ces hommes que nulle difficulté ne saurait détourner de leur tâche. En effet, à l'heure habituelle, je vis venir son traîneau glissant sur la neige: telle une apparition de théâtre qui traverse la scène derrière un léger voile de gaze...

      Inutile avec lui de manifester étonnement ou reconnaissance. Je ne pus cependant retenir un mouvement de surprise quand je le vis engager son cheval dans la direction opposée à la route de Corbury.

      — La voie est obstruée au-dessous des Flats par un train de marchandises, — m'expliqua-t-il. — La neige bloque le convoi.

      — Mais alors où me conduisez-vous?

      — Directement, et par le plus court, à Corbury Junction! — me répondit-il, m'indiquant du fouet la School House Hill.

      — A Corbury Junction? par cette bourrasque?... mais... il y a bien douze milles!

      — Le cheval les fera, si vous lui en donnez le temps. Vous avez dit que vous aviez du travail à l'usine cette après-midi: je vous y mène.

      Il prononça ces paroles avec tant de simplicité que je

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