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Croft et Élisabeth se plurent réciproquement, et l'affaire qu'elles désiraient toutes deux fut bientôt conclue. L'amiral était si gai, si ouvert, son caractère était si généreux et si confiant, que Sir Walter fut influencé favorablement. Il lui fit un accueil d'autant plus poli, qu'il savait par M. Shepherd que l'amiral le considérait comme un modèle de bonnes manières.

      La maison, l'ameublement, les parterres, les conditions du bail, tout fut trouvé bien, et les clercs de M. Shepherd se mirent à l'œuvre sans changer un mot aux arrangements préliminaires.

      Sir Walter déclara sans hésiter que l'amiral était le plus beau marin qu'il eût encore vu, et alla jusqu'à dire que, s'il se faisait coiffer par son valet de chambre, il ne craindrait point d'être vu en sa compagnie.

      L'amiral, avec une cordialité sympathique, dit en sortant à sa femme:

      «Je pensais bien, ma chère, que tout s'arrangerait, malgré ce qu'on nous a dit à Tauton. Le baronnet n'est pas un aigle, mais il n'est pas méchant.»

      On voit que, de part et d'autre, les compliments se valaient.

      Les Croft devaient prendre possession à la Saint-Michel, et Sir Walter proposait d'aller à Bath le mois précédent. Il n'y avait pas de temps à perdre pour se préparer.

      Lady Russel savait qu'Anna ne serait pas consultée dans le choix de l'habitation nouvelle. Elle aurait voulu ne la conduire à Bath qu'après Noël; mais, devant s'absenter de chez elle, elle ne pouvait lui donner l'hospitalité en attendant. Anna, tout en regrettant de ne pouvoir jouir à la campagne des mois si doux de l'automne, sentait qu'il valait mieux ne pas rester.

      Mais un devoir à remplir l'appela ailleurs. Marie, qui était souvent souffrante, et qui s'écoutait beaucoup, avait besoin d'Anna à tout propos. Elle se trouva indisposée, et demanda, ou plutôt réclama, la compagnie de sa sœur. «Je ne puis m'en passer,» écrivait Marie; et Élisabeth avait répondu:

      «Anna n'a rien de mieux à faire que de rester avec vous; on n'a pas besoin d'elle à Bath.»

      Être réclamée comme une aide, quoique d'une manière peu aimable, vaut encore mieux que d'être repoussée. Anna, heureuse d'être utile et d'avoir un devoir à remplir, consentit aussitôt.

      Cette invitation soulagea lady Russel d'un grand embarras. Il fut convenu qu'Anna n'irait pas sans elle à Bath, et qu'elle partagerait son temps entre Uppercross-Cottage et Kellynch-Lodge.

      Tout était donc pour le mieux, mais lady Russel fut saisie d'étonnement en apprenant que Mme Clay allait à Bath avec Sir Walter et Élisabeth, qui la considéraient comme une compagne très utile pour leur installation. Lady Russel s'inquiéta, et fut surtout affligée de l'injure qu'on faisait à sa filleule en lui préférant Mme Clay.

      Anna était devenue insensible à ces affronts, mais elle sentait également l'imprudence d'un tel arrangement. Joignant à une grande dose d'observation la connaissance malheureusement trop complète du caractère de son père, elle prévoyait les plus fâcheux résultats de cette intimité. Elle ne croyait pas qu'il eût encore aucune velléité d'épouser Mme Clay, qui était marquée de la petite vérole, avait de vilaines dents et de lourdes mains, toutes choses qu'il critiquait sévèrement en son absence. Mais elle était jeune et d'une figure agréable, et son esprit délié, ses manières assidues avaient des séductions plus dangereuses qu'un attrait purement physique.

      Anna sentait si vivement le danger, qu'elle ne put s'empêcher de le faire voir à sa sœur. Elle avait peu d'espoir d'être écoutée, mais elle pensait qu'Élisabeth serait plus à plaindre qu'elle-même, si une pareille chose arrivait, et qu'elle pourrait lui reprocher de ne l'avoir pas avertie.

      Elle parla, et Élisabeth parut offensée; elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupçon était venu à sa sœur. Elle répondit avec indignation que son père et Mme Clay savaient parfaitement se tenir à leur place.

      «Mme Clay, dit-elle avec chaleur, n'oublie jamais qui elle est. Je connais mieux que vous ses sentiments, et je vous assure qu'en fait de mariage, ils sont particulièrement délicats. Elle réprouve plus fortement que personne toute inégalité de condition et de rang.

      »Quant à mon père, je n'aurais jamais cru qu'il pût être soupçonné, lui qui ne s'est pas remarié à cause de nous. Si Mme Clay était une très belle personne, je reconnais que sa présence ici serait dangereuse, non pas que rien au monde puisse engager mon père à faire un mariage dégradant; mais parce qu'il pourrait éprouver un sentiment qui le rendrait malheureux. Je crois que la pauvre Mme Clay, qui, malgré tous ses mérites, n'a jamais passé pour jolie, peut rester ici en toute sûreté. On croirait que vous n'avez jamais entendu mon père parler de ses imperfections, et vous l'avez entendu vingt fois. Ces dents, et ces marques de petite vérole! Je suis moins dégoûtée que lui, et j'ai connu une personne qui n'en était pas défigurée. Mais il en a horreur, vous le savez.

      —Il n'y a presque point de défaut physique, dit Anna, que des manières agréables ne puissent faire oublier.

      —Je pense très différemment, dit Élisabeth d'un ton sec. Des manières agréables peuvent rehausser de beaux traits, mais elles ne peuvent en changer de vulgaires. Mais comme j'ai à cela plus d'intérêt que personne, je trouve vos avis inutiles.»

      Anna fut très contente d'avoir achevé ce qu'elle avait à dire, et crut avoir bien agi. Élisabeth, quoique mécontente de l'insinuation, pouvait en faire son profit.

      Le landau mena à Bath pour la dernière fois Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay. Ils étaient tous de très bonne humeur, et Sir Walter était même disposé à rendre un salut de condescendance aux fermiers et aux paysans affligés qui se trouveraient sur son passage.

      Pendant ce temps, Anna, triste mais calme, montait à la Lodge, où elle devait passer la dernière semaine.

      Son amie n'était pas plus gaie: elle sentait très vivement cette séparation.

      La respectabilité de cette famille lui était aussi chère que la sienne, et l'habitude avait rendu précieuses les relations quotidiennes. Il était pénible de regarder les jardins déserts, et encore plus de penser aux nouveaux propriétaires. Pour échapper à cette triste vue, et pour éviter les Croft, elle s'était décidée à s'en aller quand Anna la quitterait. Elles partirent donc ensemble, et Anna descendit à Uppercross, première station du voyage de lady Russel.

      Uppercross est un village de moyenne grandeur, qui, il y a quelques années, était tout à fait dans le vieux style anglais. Il contenait seulement deux maisons supérieures d'apparence à celles des fermiers et des laboureurs: celle du squire avec ses hauts murs, ses portes massives et ses vieux arbres, solide et antique; et la cure, compacte, ramassée, enfermée dans un jardin bien soigné, avec une vigne et des poiriers palissant les murs. Mais, au mariage du jeune squire, la ferme avait été changée en cottage pour sa résidence; et le Cottage Uppercross, avec sa véranda, ses fenêtres françaises, et ses autres agréments, attirait l'œil du voyageur à un quart de mille, aussi bien que l'imposante Great-House avec ses dépendances.

      Anna était venue souvent là. Elle connaissait les chemins d'Uppercross aussi bien que ceux de Kellynch. Les deux familles se voyaient si souvent, allant à toute heure l'une chez l'autre, qu'Anna fut presque surprise de trouver Marie seule.

      Mais étant seule, elle devait nécessairement être souffrante et de mauvaise humeur. Marie, mieux douée qu'Élisabeth, ne valait pas sa sœur Anna comme intelligence et comme caractère.

      Quand elle était bien portante, heureuse et entourée, elle était gaie et aimable, mais la moindre indisposition l'abattait. Elle n'avait aucune ressource contre la solitude, et, ayant hérité de la personnalité des Elliot, elle était toujours prête à se croire négligée et méconnue.

      Physiquement, elle était inférieure à ses deux sœurs et n'avait jamais été que ce qu'on appelle généralement «une belle fille».

      En ce moment, elle était couchée sur un divan dans le salon, dont l'élégant

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