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en me souvenant du sacrifice qu'on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faites par les enchantements de la femme de notre maître, laquelle haïssait la mère et l'enfant. Voilà ce que m'a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle.

      A ces paroles, ô génie! continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j'allai d'abord à l'étable où était mon fils. Il ne put répondre à mes embrassements; mais il les reçut d'une manière qui acheva de me persuader qu'il était mon fils.

      La fille du fermier arriva. Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme? Oui, je le puis, me répondit-elle. Ah! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. Alors elle me repartit en souriant: Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu'à deux conditions: la première, que vous me le donnerez pour époux, et la seconde, qu'il me sera permis de punir la personne qui l'a changé en veau. Pour la première condition, lui dis-je, je l'accepte de bon cœur; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service que j'attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l'accepter encore: une personne qui a été capable de faire une action si criminelle mérite bien d'en être punie, je vous l'abandonne, faites-en ce qui vous plaira; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu'elle a traité votre fils. J'y consens, lui repartis-je; mais rendez-moi mon fils auparavant.

      Alors cette fille prit un vase plein d'eau, prononça dessus des paroles que je n'entendis pas, et s'adressant au veau: O veau! dit-elle, si tu as été créé par le tout-puissant et souverain maître du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme; mais si tu es homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. En achevant ces mots, elle jeta de l'eau sur lui, et à l'instant il reprit sa première forme.

      Mon fils! mon cher fils! m'écriai-je aussitôt en l'embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître: c'est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire l'horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que, par reconnaissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m'y suis engagé. Il y consentit avec joie; mais avant qu'ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c'est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu'elle eût cette forme plutôt qu'une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille.

      Depuis ce temps-là mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n'ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d'en apprendre; et n'ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je ferais enquête de lui, j'ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N'est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses? J'en demeure d'accord, dit le génie, et en sa faveur je t'accorde le tiers de la grâce de ce marchand.

      Quand le premier vieillard, sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s'adressa au génie et lui dit: Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d'entendre. Mais quand je vous l'aurai contée, m'accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand? Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. Après ce consentement, le second vieillard commença de cette manière...

      VIE NUIT

      La sixième nuit étant venue, le sultan et son épouse se couchèrent. Dinarzade se réveilla à l'heure ordinaire, et appela la sultane. Schahriar, prenant la parole: Je souhaiterais, dit-il, d'entendre l'histoire du second vieillard et des deux chiens noirs. Je vais contenter votre curiosité, sire, répondit Scheherazade. Le second vieillard, poursuivit-elle, s'adressant au génie, commença ainsi son histoire:

       Table des matières

      Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères; ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi, qui suis le troisième. Notre père nous avait laissé en mourant à chacun mille sequins. Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession: nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l'un de ces deux chiens, résolut de voyager et d'aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au négoce qu'il voulait faire.

      Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un pauvre qui me parut demander l'aumône, se présenta à ma boutique. Je lui dis: Dieu vous assiste. Dieu vous assiste aussi, me répondit-il; est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas? Alors, l'envisageant avec attention, je le reconnus. Ah! mon frère, m'écriai-je en l'embrassant, comment vous aurais-je pu reconnaître en cet état? Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai des nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. Ne me faites pas cette question, me dit-il; en me voyant, vous voyez tout. Ce serait renouveler mon affliction que de vous faire le détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m'ont réduit à l'état où je suis.

      Je fis aussitôt fermer ma boutique; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. J'examinai mes registres de vente et d'achat, et, trouvant que j'avais doublé mon fonds, c'est-à-dire que j'étais riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourrez oublier la perte que vous avez faite. Il accepta les mille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant.

      Quelque temps après, mon second frère, qui est l'autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l'en détourner, mais il n'y eut pas moyen. Il le vendit; et de l'argent qu'il en fit, il acheta des marchandises propres au négoce étranger qu'il voulait entreprendre. Il se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l'an dans le même état que son frère aîné. Je le fis habiller; et comme j'avais encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva boutique, et continua d'exercer sa profession.

      Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire un voyage, et d'aller trafiquer avec eux. Je rejetai d'abord leur proposition. Vous avez voyagé, leur dis-je, qu'y avez-vous gagné? Qui m'assurera que je serai plus heureux que vous? En vain ils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m'éblouir, et m'encourager à tenter la fortune; je refusai d'entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu'après avoir, pendant cinq ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m'y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu'il fut question d'acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu'ils avaient tout mangé, et qu'il ne leur restait rien des mille sequins que je leur avais donnés à chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds était de six mille sequins, j'en partageai la moitié avec eux, en leur disant: Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n'est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits, nous ayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienne profession. Je donnai donc mille sequins à chacun, j'en gardai autant pour moi, et j'enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois, nous

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