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où il serre ses plumes et ses crayons; il tremble sans doute de laisser s'évaporer le mystère de l'alchimie bureaucratique…

      Cet homme impénétrable est le grand ressort du ministère, un ressort d'acier. C'est sur sa présentation que se font toutes les nominations et toutes les promotions. Il est le dispensateur de l'avancement, dispensateur avare; à lui s'adressent tous les voeux, à lui toutes les prières; il est de la part du peuple employé l'objet d'un culte analogue à celui que le lazzarone napolitain professe pour son grand saint Janvier. Le fanatisme y touche de près à l'insulte, l'adoration à l'outrage. Le miracle de l'avancement ou de la gratification a-t-il eu lieu, Dieu ne fait pas fleurir assez de roses pour le saint Janvier de l'Équilibre; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait la sourde oreille, ce n'est plus du rez-de-chaussée aux combles de la maison qu'un formidable concert d'invectives et d'imprécations. Impassible, il ne sait rien de cet orage.

      Lorsque, du même pas méthodique, son parapluie sous le bras, drapé dans son nuage de mystère, il traverse les corridors, la crainte et l'espoir ferment toutes les bouches et découvrent toutes les têtes.

      La renommée, qui grossit tout, exagère certainement l'omnipotence du chef du personnel, et les employés de province qui, chaque année, font deux cents lieues pour tenir le bougeoir à son petit lever, n'auraient peut-être pas tort de faire cette économie de bouts de chandelles. Non, Le Campion n'est pas tout-puissant; non, Le Campion ne fait pas tous les jours ce qu'il veut; il est juste, mais il n'est pas le maître; il propose le plus méritant, et le plus protégé est nommé. Il est juste, et il fait des injustices; mais chacune de ces injustices est comme une épine cruelle qui hérisse son oreiller et trouble la nuit les rêves de sa conscience.

       Table des matières

      Quels pensers agitaient l'homme intérieur dans Caldas depuis tantôt trois minutes qu'il se tenait au port d'armes, le chapeau à la main, le coeur palpitant sous son gilet (étoffe anglaise)?

      Il m'en coûte peu de l'avouer. Caldas ne pensait à rien. La majesté silencieuse de cette réception avait subitement cristallisé les idées du nouveau.

      Le chef du personnel voulut bien enfin s'apercevoir qu'il y avait quelqu'un là. Par habitude il cacha précipitamment une feuille de papier blanc et son grattoir, souleva légèrement ses lunettes et… peut être allait-il parler quand la peur du ridicule déliant tout à coup la langue de Caldas:

      —Monsieur, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler…

      M. Le Campion, qui ne s'est jamais démenti, ne répondit ni oui ni non…

      Caldas continua:

      —Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre…

      Et il cherchait dans toutes ses poches…

      M. Le Campion avança la main.

      Caldas cherchait toujours avec rage, avec frénésie, sans rien trouver…. Il ne connaissait pas la topographie de son vêtement neuf; depuis avant-hier on portait les poches de côté sur les hanches, et Krugenstern ne l'avait pas initié à ce détail.

      La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait des frémissements d'impatience; il le voyait clairement, et l'horreur de cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenait à fouiller dans une poche déjà explorée cinq fois.

      —Canaille de tailleur! pensait-il, idiot, Allemand! me pousser dans un habit dont je ne connais pas les dépendances! De quoi ai-je l'air? d'avoir loué une frusque chez le fripier.

      Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre, et se palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dans un suprême effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu'il glissa respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chef du personnel.

      —Vous êtes M. Romain Caldas? demanda M. Le Campion en jetant les yeux sur cette lettre qui portait sa signature.

      —Oui, Monsieur.

      M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau: il lui prenait sa mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa physionomie qui pût indiquer s'il était ou non satisfait de son examen. Il reprit avec solennité:

      —Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière de l'administration; c'est une pénible et laborieuse carrière, féconde en déceptions, et que vous ne connaissez sans doute pas encore; mais vous avez fait votre droit, je crois.

      —Je suis licencié, dit Caldas; en outre, je crois pouvoir me rendre utile dans l'administration… j'ai l'habitude de rédiger, j'ai publié quelques ouvrages.

      —Ah! ah! fit sur deux tons différents M. le chef du personnel, vous vous occupez de littérature.

      Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Ce n'était pas de la satisfaction.

      Le nouveau s'aperçut qu'il faisait fausse route.

      —De littérature, dit-il d'un air désintéressé, pas précisément; quelques travaux sérieux d'économie politique, de statistique…

      M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva et s'adossant à la cheminée:

      —Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, a l'honneur de compter dans son sein plusieurs littérateurs français…

      Il fit une pause.

      Caldas se reprenait à espérer.

      —Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d'exécrables employés.

      —Oh! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurs traces; entré dans l'administration, je ne veux plus m'occuper que d'elle.

      Le lâche reniait ses dieux.

      —Vous devez cela, et plus encore, reprit l'auguste fonctionnaire, à l'éminent protecteur qui vous a si vivement recommandé à Son Excellence. C'est à lui que vous avez dû de voir votre demande si rapidement accueillie; et c'est par conséquent à lui aussi que vous devez d'avoir été reçu à votre examen.

      Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingt inconnus qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assez puissant pour la faire aboutir en moins de deux ans.

      Il se trouva que c'était un élève en pharmacie qui venait d'être nommé rédacteur en chef d'une grande revue.

      M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu juste au-dessus de son bureau.

      L'homme marron-clair reparut.

      —Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M. Mareschal,—votre chef de division, ajouta-t-il en s'adressant au nouveau.

      Et, comme l'audience était finie, il tourna le dos à Caldas avec cette urbanité parfaite que lui donne l'habitude de recevoir cent vingt visites par jour.

       Table des matières

      Romain suivit le garçon de bureau.

      Ils longèrent un grand corridor sombre, tournèrent à droite, descendirent douze marches, traversèrent deux vestibules, une galerie, remontèrent un étage et demi, s'engagèrent de nouveau dans un corridor plus sombre que le premier, à la suite duquel se trouvait une grande pièce où deux messieurs en habit noir causaient à un bureau.

      Caldas s'apprêtait à les saluer, quand il aperçut à leur cou certaine chaîne d'acier en sautoir.

      Ces messieurs étaient deux huissiers de Son Excellence.

      —Peste! il fait bon ici, se dit-il, de remuer trois fois la main avant de

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