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des hommes les plus capables du royaume[41]. Il avait lutté victorieusement contre les Normands, et avait toujours su gouverner avec autorité ses vastes domaines, ne craignant pas de résister aux empiétements des puissances ecclésiastiques, séculières ou régulières, et allant même jusqu'à s'emparer par la force des biens d'Église, comme du reste presque tous les princes laïques de son temps, quand la nécessité s'en présentait. Charles perdit en lui un fidèle partisan: s'il n'en avait reçu aucun secours dans le dernier conflit avec les grands, il avait du moins rencontré de son côté une bienveillante neutralité, et il semblait même que celle-ci dût un jour ou l'autre se changer en coopération effective. La mort de Richard bouleversa la face des choses. Son fils Raoul qui avait épousé Emma, fille du marquis Robert, fut attiré dans le parti des mécontents par son beau-père qui en était le chef. Pour comble de malheur, Charles vit encore l'archevêque de Reims, d'abord condamné à l'inaction par une grave maladie pendant les troubles de 922, abandonner ensuite totalement sa cause, sans que nous puissions démêler la raison véritable de cette défection.

      La concession de l'abbaye de Chelles[42] faite par le roi à Haganon détermina un nouveau soulèvement. Charles avait enlevé l'abbaye à sa tante Rohaut qui était devenue belle-mère de Hugues, fils de Robert[43]. Cet acte revêtait le double caractère d'une spoliation et d'une menace. C'était une dépendance arrachée au coeur même des domaines patrimoniaux de Robert et donnée comme poste d'observation et de combat à un ennemi haï et méprisé. Une nouvelle période d'hostilités s'ensuivit. Les opérations eurent lieu en Rémois, Laonnais et Soissonnais, et se réduisirent à des incursions de part et d'autre, à des pillages et à des incendies. A plusieurs reprises, Charles s'enfuit, avec Haganon, jusqu'en Lorraine, et en revint avec des troupes fraîches levées parmi les éléments hostiles au duc ou les vassaux ecclésiastiques. Le duc de Lorraine, Gilbert, le duc de Bourgogne Raoul, enfin l'archevêque de Reims Hervé s'étaient rangés du côté du marquis Robert[44].

      Après la défaite de Laon, Charles fut contraint, par suite de la dispersion totale de son armée, de chercher à nouveau un refuge au delà de la Meuse. Les rebelles profitèrent de l'absence du Carolingien pour secouer définitivement sa suzeraineté en se choisissant un roi parmi eux. Le 29 juin 922, le marquis Robert fut élu roi à Reims par les grands vassaux laïques et ecclésiastiques, puis couronné le lendemain, un dimanche, à Saint-Remy, par l'archevêque de Sens Gautier, le même qui avait déjà couronné le roi Eudes[45]. L'archevêque de Reims, Hervé, alors gravement malade, mourut trois jours après, et son successeur Séulf, choisi sous l'influence des révoltés, prit aussitôt une attitude nettement opposée à Charles[46].

      La lutte reprit de plus belle. Robert la transporta en Lorraine. Son fils Hugues marcha sur Chièvremont, que Charles assiégeait, et le contraignit à lever le siège[47]. Au début de 923, Robert eut l'habileté de se ménager une entrevue, sur les bords de la Roer, avec le roi de Germanie Henri Ier qui, au mépris du traité de Bonn, noua des relations amicales avec l'usurpateur. Robert parvint à obtenir d'une fraction des Lorrains un armistice qui devait se prolonger jusqu'en octobre[48]. Puis il rentra en France, où il congédia les contingents bourguignons, ne gardant que peu d'hommes sous les armes.

      Charles ne perdit point de temps. Mettant à profit l'instant de répit que lui laissait la trêve, il s'occupa hâtivement de lever en Lorraine de nouvelles recrues, et aussitôt qu'il eut réussi à constituer une armée assez puissante, rompant l'armistice, il traversa la Meuse, marcha rapidement sur Attigny et de là contre Robert qui séjournait à Soissons. Il arriva sur l'Aisne le 14 juin. Le lendemain, un dimanche, vers la sixième heure, au moment où les hommes de Robert ne s'attendant plus à être attaqués prenaient tranquillement leur repas, les Lorrains passèrent la rivière et une bataille décisive eut lieu dans la plaine voisine de l'abbaye de Saint-Médard de Soissons. Les troupes de Robert ralliées à la hâte se battirent avec l'énergie du désespoir. Le combat fut si violent que de part et d'autre les pertes furent considérables. Robert qui luttait vaillamment au plus fort de la mêlée, tomba frappé à mort par le comte Foubert, porte-enseigne royal, qui le reconnut à sa longue barbe, et il fut achevé par les lances de ses adversaires. Cette fin inattendue de «l'usurpateur» jeta le désordre dans les rangs de ses partisans, et la victoire du roi légitime semblait dès lors assurée quand parut, tout à coup, une armée conduite par Hugues le Grand et Herbert de Vermandois. Un changement complet s'opéra; les Lorrains lâchèrent pied et se retirèrent en désordre[49].

      Charles était vaincu par les grands vassaux qui restaient unis dans leur rébellion, malgré la mort inopinée de leur chef. Il essaya cependant de se créer des intelligences parmi ses adversaires, espérant que leur obstination se trouverait peut-être brisée par la difficulté de remplacer Robert. Il envoya des messagers à Herbert, à Séulf et à quelques autres seigneurs pour les engager à le reconnaître de nouveau comme suzerain. Peine perdue. Les rebelles inébranlables persévérèrent dans leur ligue contre le Carolingien. Ils appelèrent à leur aide le duc de Bourgogne, Raoul, qui se décida à revenir en «France» à la tête d'une puissante armée (fin juillet).

      Charles abandonné de ses plus puissants vassaux du nord, se tourna vers ses nouveaux sujets, les seuls qui parussent lui demeurer fidèles, les Normands. Il envoya des messages jusqu'à Rögnvald, qui dominait sur l'estuaire de la Loire. Les pirates se montrèrent immédiatement prêts à saisir un si beau prétexte pour recommencer leurs incursions et piller tout le plat pays.

      Afin de les arrêter dès le début et de les empêcher d'opérer leur jonction avec Charles et les Lorrains, les grands vassaux vinrent s'établir sur les bords de l'Oise. Charles n'eut plus qu'à se retirer au delà de la Meuse[50]. Les rebelles profitèrent de cette nouvelle absence, comme l'année précédente, pour élire un roi de leur choix. On pouvait hésiter entre Hugues, fils du roi Robert et neveu du roi Eudes, Herbert de Vermandois, descendant du Carolingien Bernard d'Italie, et Raoul de Bourgogne, gendre de Robert, allié aux rois de Bourgogne et de Provence. Le chroniqueur Aimoin a donné plus tard des explications évidemment inadmissibles sur les causes qui amenèrent à écarter les deux premiers candidats, mais elles aident néanmoins à discerner des raisons plus plausibles[51]. Hugues avait été jusque-là un peu éclipsé par son père et son élection eût été un retour à l'hérédité en faveur d'une nouvelle famille royale. Herbert s'était toujours montré perfide, rapace, sans aucun respect pour les principes féodaux ou religieux de son temps; enfin il était en hostilité avec Baudoin de Flandre qui avait fait assassiner son père. Raoul se recommandait à la fois par la droiture de son caractère et par la puissance matérielle dont il disposait. Il était en excellents termes avec le clergé; récemment encore les moines fugitifs de Montiérender avaient trouvé un asile auprès de lui, en Bourgogne[52]. D'autre part les grands vassaux avaient absolument besoin de s'assurer son concours, sans lequel—on l'avait vu sous Richard le Justicier—ils ne pouvaient rien entreprendre contre le Carolingien; et ses domaines étaient suffisamment éloignés pour que Hugues et Herbert n'eussent pas à en prendre ombrage ni à craindre pour leur propre sécurité. Du récit de l'historien Raoul le Chauve (Glaber), postérieur de près d'un siècle, on peut inférer, avec une certaine apparence de vérité, que le choix fut hésitant, surtout entre Hugues et Raoul, et que l'intervention d'Emma, femme de Raoul et soeur de Hugues, finit par amener un accord[53].

      Le dimanche 13 juillet 923, Raoul fut proclamé roi à l'unanimité par les grands réunis à Soissons, et couronné aussitôt à Saint-Médard par l'archevêque de Sens, Gautier, ce «faiseur de rois», qui avait déjà consacré successivement Eudes et Robert[54].

      Cependant les esprits superstitieux vivement impressionnés par la mort imprévue du «puissant marquis» Robert, sur le champ de bataille de Soissons, envisageaient cette catastrophe comme une sorte de «jugement de Dieu»[55]. L'archevêque Séulf réunit à Reims un synode des évêques de sa province, vers la fin du mois suivant (après le 27 août), pour examiner la situation. Les évêques de Cambrai, Laon, Noyon, Senlis et Soissons y assistèrent en personne. Il fut décidé qu'une pénitence générale serait imposée à tous ceux qui avaient pris part au combat impie où les deux rois s'étaient trouvés en présence. La pénitence devait durer trois ans. Pendant le premier carême, ils devaient s'abstenir d'entrer à l'église. Les vendredis, toute l'année,

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