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était le centre du Paris mondain. Les voitures n'y passent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ont une apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où des présidents au Parlement y logeaient.

      Les fenêtres sont ornées de balcons en fer forgé et les portes cochères ont des marteaux.

      L'hiver, elle est lugubre, mais dans la belle saison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l'emplissent de leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assises dans de vieux fauteuils de paille.

      Madame Cormier, née Julie Desgravettes, y demeurait depuis dix ans qu'elle s'était retirée du commerce avec des capitaux assez ronds.

      Elle appartenait à une bonne famille parisienne et elle s'était mésalliée en épousant sur le tard, François Cormier, facteur aux halles et fils de ses œuvres, car il avait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.

      Ce brave homme, peu lettré, était mort assez jeune, et sa veuve s'était consacrée tout entière à l'éducation de son fils Paul qu'elle adorait et qu'elle gâtait déplorablement.

      En dépit des intentions de son père qui le destinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Sa mère l'avait laissé faire son droit qu'il ne faisait guère, car au bout de cinq ans, il n'avait pas encore passé sa thèse et elle lui pardonnait ses écarts parce qu'il était resté bon fils. Elle lui pardonnait même d'être allé planter sa tente au quartier Latin qu'elle considérait comme un pays maudit.

      Elle espérait toujours qu'il se rangerait et elle rêvait de le marier avantageusement, quand il serait inscrit au barreau et en passe d'acheter une charge de notaire ou d'avoué.

      Quoiqu'elle fût du mauvais côté de la cinquantaine, cette mère trop indulgente était encore presque jolie. Elle avait été charmante et son fils Paul lui ressemblait beaucoup. Mais elle n'avait jamais songé à se remarier et elle s'était complètement retirée du monde commerçant où elle avait vécu lorsqu'elle gouvernait un grand magasin de primeurs et de gibiers à l'enseigne du Faisan argenté. Quelque chose comme la boutique de la légendaire madame Bontoux, bien connue des gastronomes d'il y a quinze ans.

      De tous les amis de son défunt mari, elle ne voyait plus qu'un vieil avocat consultant qui lui avait rendu d'importants services quand elle avait quitté les affaires et réglé ses comptes.

      M. Bardin était veuf et, comme elle, il n'avait qu'un fils, beaucoup plus âgé que Paul et beaucoup plus laborieux, car à force de travail et par son seul mérite, il était arrivé à siéger au tribunal civil de la Seine où il occupait les fonctions très enviées de juge d'instruction.

      Madame Cormier citait sans cesse l'exemple de ce bon sujet à Paul, lequel n'avait pas manqué de prendre en grippe Charles Bardin qui était pourtant un excellent magistrat et un excellent garçon.

      Ce juge, célibataire comme Paul, était trop occupé au Palais pour fréquenter souvent chez la veuve, mais son père y dînait régulièrement, tous les dimanches.

      Ces jours-là, c'était fête dans l'appartement que madame Cormier occupait au deuxième étage et sur le devant d'une antique maison où l'escalier était en pierre, et où les plafonds, hauts de quinze pieds, montraient encore quelques traces de dorures.

      Paul y apportait un contingent de gaieté juvénile et ne s'y ennuyait pas à écouter la conversation du bonhomme Bardin qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup retenu, et qui racontait fort bien.

      Et le dîner était toujours excellent.

      De ses anciennes relations commerciales, la veuve avait gardé des facilités d'approvisionnement dont elle faisait profiter ses convives, en leur servant des produits recherchés. Elle possédait aussi une cave de premier ordre qu'elle ne ménageait pas le dimanche.

      On se mettait à table à six heures et demie précises. Quand la demie sonnait à l'horloge de Saint-Paul, M. Bardin dépliait sa serviette, et aux trois quarts, Brigitte, la bonne à tout faire, entrait pour enlever le potage.

      Et Paul était d'une exactitude méritoire. Il avait beau percher sur les hauteurs du Panthéon, il apparaissait toujours cinq minutes avant la demie. Il quittait toutes les absinthes et toutes les donzelles de son quartier pour ne pas faire attendre sa mère qui lui en savait gré.

      Mais, enfin, tout arrive. Et il arriva que, ce dimanche de mai qui devait marquer dans la vie de Paul, à sept heures, madame Cormier et son ami Bardin étaient encore assis près de la fenêtre de la salle à manger, se faisant vis-à-vis et échangeant par-ci par-là quelques mots en l'air pour tromper leur impatience.

      La veuve s'était déjà levée dix fois pour regarder dans la rue. Bardin, qui prisait beaucoup et particulièrement dans les cas embarrassants, Bardin avait presque vidé sa tabatière. Brigitte ne faisait qu'entrer et sortir, en se lamentant sur la destinée du gigot qui serait trop cuit.

      —Bardin, dit tout à coup madame Cormier, il faut qu'il lui soit arrivé un accident. Il est peut-être malade. Si j'allais voir rue Gay-Lussac?

      —Ce serait ce que vous pourriez faire de pis, répondit sans s'émouvoir le vieil avocat. Vous iriez en voiture et vous vous croiseriez avec lui; à son âge, on n'est pas retardé que par les accidents.

      —Comment! vous supposez qu'il est en train de s'amuser… un dimanche!… quand je l'attends!

      —Bah! dit Bardin, en haussant les épaules, il faut bien que jeunesse se passe… et, entre nous, elle ne passe que trop vite, la jeunesse… Laissez-le jeter ses gourmes, ce garçon… plus tôt ce sera fait, plus tôt il sera mûr pour le mariage.

      —Je sais bien, mon ami, murmura la mère, toujours disposée à excuser son Paul. Mais je me plains qu'il ne mûrit pas vite.

      —Bah!… les fruits d'arrière-saison sont les meilleurs. J'ai quelquefois regretté que mon Charles n'ait jamais fait de sottises quand il était jeune.

      —Vous dites ça pour me consoler.

      —Pas du tout. Je dis ça parce que je crains qu'il n'en fasse quand il sera vieux. J'espère que non, mais n'empêche que «faut de la sagesse, pas trop n'en faut». C'est comme la vertu.

      —Taisez-vous, Bardin. Vous finiriez par me faire rire et je n'en ai pas envie.

      —Voyons!… voulez-vous que je vous indique le moyen de calmer vos inquiétudes?

      —Je ne demande pas mieux, mais…

      —Le moyen, c'est de nous mettre à table. Il n'est rien de tel pour faire arriver les retardataires.

      Et comme la bonne dame ne paraissait pas convaincue, son vieil ami s'empressa d'ajouter:

      —Si votre fils ne vient pas, je vous promets qu'après dîner, je pousserai jusque chez lui pour prendre de ses nouvelles. Ne me remerciez pas, je m'en fais une fête. Voilà trois jours que je ne sors pas de mon cabinet où je suis plongé dans l'étude d'un dossier qui m'est arrivé de province. Il me semble que je dois exhaler une odeur de paperasse. Une promenade hygiénique me fera du bien. Sans compter que pour moi ce sera une joie de revoir le quartier Latin. Je n'ai plus jamais l'occasion d'y aller. Ça me rappellera ma jeunesse. J'y ai fait mes farces, moi aussi, il y a une quarantaine d'années.

      Les farces du bonhomme n'avaient pas dû le mener bien loin, mais c'était une de ses manies de prétendre qu'il avait mené la vie d'étudiant noceur, et madame Cormier, qui connaissait ce travers, s'abstenait de le contredire.

      —Eh bien, dit-elle, dînons. Je vais appeler Brigitte pour qu'elle nous serve… et, après le dîner, si je n'ai pas vu mon fils, j'irai avec vous, rue Gay-Lussac.

      —Hum! grommela Bardin, qui aurait préféré y aller tout seul.

      —Oui, vous devez mourir de faim. Quelle heure peut-il bien être?

      —Pas loin de huit heures, chère amie. Il fait presque nuit et je ne vous cacherai pas

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