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n'était pas rare que la Maman, toujours jalouse de son autorité, fît des algarades de ce genre à sa bru, et alors Adeline, qui ne voulait pas être juge entre sa femme et sa mère, sortait d'embarras par une diversion plus ou moins adroite; il recourut à ce moyen:

      —Tu sais, fillette, dit-il à Berthe, que j'ai pensé à toi; comme tu me l'avais recommandé, j'ai été me promener dans l'allée des Acacias mardi et vendredi, mais, quoique j'aie bien regardé toutes les femmes élégantes, je ne peux pas te dire si cette année les redingotes seront longues ou courtes: j'en ai vu qui descendaient jusqu'aux bottines et j'en ai vu qui s'arrêtaient un peu plus bas que les hanches; tu peux donc faire la tienne comme tu voudras.

      —Si j'en faisais faire trois, dit Berthe en riant, une longue, une moyenne et une courte?

      —C'est une idée. Je dois dire aussi, pour être fidèle à la vérité, que j'ai vu peu de foulé: ce qui est fâcheux pour Elbeuf, mais c'est ainsi.

      Après sa fille, ce fut le tour de sa nièce: il s'était acquitté de deux commissions dont elle l'avait chargé: il avait acheté l'Atlas qu'elle désirait et commandé une boîte de pastels telle que la voulait papa Nourry.

      —Je pense qu'il en sera content et te mettra tout de suite à dessiner ses oiseaux.

      —Oh! merci, mon oncle; comme tu es gentil!

      Le dîner tourna un peu plus court qu'à l'ordinaire; le dessert à peine servi, Berthe se leva de table et fit signe à Léonie de se lever aussi. Ce n'était pas la présence de la Maman qui empêchait de parler de la visite du père Eck, c'était la leur; Berthe l'avait compris et ne voulait pas retarder le moment des explications.

      —Viens, dit-elle à sa cousine.

      Elles montèrent à leur chambre, tandis qu'Adeline poussait le fauteuil de sa mère dans le bureau, dont madame Adeline fermait la porte.

      —Eh bien? demanda-t-elle.

      —Eh bien... M. Eck est venu me demander la main de Berthe pour son neveu Michel.

      —Le père Eck! s'écria Adeline.

      —Ce juif! s'écria la Maman en levant au ciel ses mains que l'indignation rendait tremblantes.

      Comme madame Adeline ne répondait rien, la Maman reprit:

      —Ce juif! il ose nous demander notre fille! Un Allemand!

      —Il ne faut rien exagérer, dit Adeline, il est plus Français que nous, puisqu'il l'est par le choix, et qu'il a payé cet honneur d'une partie de sa fortune.

      —Crois-tu donc que s'il avait trouvé son intérêt à être Prussien, il ne le serait pas?

      —Enfin, il ne l'est pas.

      —Mais il est juif; tu ne diras pas qu'il n'est pas juif!

      —Assurément non.

      —Et tu gardes ce calme en le voyant nous faire cette injure!

      —Je suis au moins aussi surpris que vous.

      —Surpris! C'est surpris que tu es! Tu crois que c'est la surprise qui me soulève de ce fauteuil où depuis quatre ans je reste inerte.

      —Crois-tu donc que M. Eck ait voulu nous faire injure?

      —Que m'importe qu'il ait voulu ou qu'il n'ait pas voulu; l'injure n'en existe pas moins.

      —Un homme dans la position de M. Eck ne nous fait pas injure en nous demandant la main de notre fille.

      —Il ne s'agit pas de sa position, il s'agit de sa religion: il est juif, n'est-ce pas! et son neveu l'est aussi?

      —Mon Dieu, Maman, permets-moi de dire que c'est là un préjugé d'un autre âge. Le temps n'est plus où le juif était un paria, il s'en faut de tout; il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir quelle place il occupe aujourd'hui dans notre monde: la finance, la haut commerce, l'industrie.

      Puis, comme il voulait enlever à cet entretien la violence passionnée que sa mère y mettait, il prit un ton enjoué:

      —Si les choses marchent du même pas, il est facile de prévoir qu'avant peu ce sera le chrétien qui sera l'esclave du juif: lis le compte rendu des premières représentations: en tête des personnes citées, ce sont des juifs que tu trouveras.

      Mais au lieu de calmer sa mère, il l'exaspéra.

      —Je suis bien vieille, dit-elle, je suis paralysée, je n'ai plus d'initiative, je n'ai plus d'autorité, je n'ai plus la fortune qui la fait respecter, je ne suis plus rien, mais au moins je suis encore ta mère et jamais je ne te permettrai de plaisanter ma foi. Ah! Constant, la Chambre t'a perdu! A vivre avec ces avocats et ces journalistes habitués à discuter le pour et le contre et à trouver qu'il y a autant de bonnes raisons pour une opinion que pour une autre, tu es devenu ce qu'ils sont eux-mêmes, un incrédule; tu ne sais plus ce qui est bien, tu ne sais plus ce qui est mal; vous appelez cela de la tolérance; il n'y a pas de tolérance pour le mal, il doit être écrasé.

      Elle avait toujours à côté d'elle une forte canne avec laquelle elle faisait avancer ou reculer son fauteuil, quand elle ne voulait point appeler pour qu'on le roulât; elle la prit, et, d'une main encore vigoureuse, elle frappa le parquet avec une énergie qui disait celle de sa volonté.

      —Il doit être écrasé.

      Et de plusieurs coups de canne elle sembla vouloir écraser un être vivant, le père Eck, sans doute, ou son neveu, plutôt qu'une chose idéale—ce mal qui l'enflammait.

      Adeline aimait sa vieille mère autant qu'il la respectait; aussi, lorsqu'elle abordait la question religieuse, tâchait-il toujours, lorsqu'il ne pouvait pas céder, de laisser tomber la conversation ou de la détourner. A quoi bon discuter? il savait qu'il ne lui ferait rien abandonner de ses idées; et d'autre part, il ne voulait pas prendre des engagements qu'il ne tiendrait pas. Mais en ce moment ce n'était pas une discussion plus ou moins théorique qui était soulevée, c'était une affaire personnelle, qui pouvait être la plus grave pour sa fille—celle de sa vie même.

      —Je t'en prie, Maman, dit-il avec douceur, ne te laisse pas emporter par ton premier mouvement; avant de juger la demande de M. Eck injurieuse, sachons dans quelles conditions elle se présente.

      —Toujours les conditions, les circonstances atténuantes.

      Sans répondre à sa mère, il s'adressa à sa femme:

      —Hortense, dis-nous ce qui s'est passé dans ton entretien avec M. Eck.

      Il fit un signe furtif à sa femme pour qu'elle allongeât son récit autant qu'elle le pourrait: pendant ce temps, sa mère se calmerait sans doute.

      Madame Adeline comprit ce que son mari voulait et rapporta à peu près textuellement les paroles de M. Eck.

      Mais la Maman ne la laissa pas aller sans l'interrompre; aux premiers mots elle lui coupa la parole:

      —Tu vois que ces juifs se rendent justice et qu'ils sentirent la répulsion qu'ils inspiraient en venant s'établir ici pour ruiner d'honnêtes gens par la concurrence.

      —Je t'en prie, Maman, permets qu'Hortense continue, ou nous ne saurons rien.

      Madame Adeline reprit, mais presque tout de suite la Maman interrompit encore:

      —Vois-tu ta main ouverte! qu'avais-tu besoin de leur tendre la main! tout le mal vient de toi et de ton discours; ah! si tu m'avais écouté!

      Quand madame Adeline appuya sur l'estime que tous les Eck et tous les Debs professaient pour Adeline, la Maman secoua la tête en murmurant:

      —L'estime de ces gens-là! voilà une belle affaire vraiment! il n'y pas de quoi se rengorger comme tu le fais.

      Madame Adeline continua lentement et la Maman fit des efforts pour se contenir; mais quand sa bru répéta les paroles même qui avaient été la

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