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traversa la rue et vint s'incliner très bas.

      «Ah! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi? J'ai quitté définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation.»

      Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite d'une histoire restée louche. Obligé de quitter l'Université, déclassé, mais beau garçon avec sa barbe noire en éventail et sa calvitie précoce, d'ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers vingt-huit ans, s'y était traîné et sali pendant dix années comme remisier, en n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices. Et, aujourd'hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succès, à la fortune.

      Saccard, à le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux: décidément, les tarés et les ratés seuls lui restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra bonhomme.

      «Une situation, répéta-t-il. Eh! ça peut se trouver. Venez me voir.

      —Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas?

      —Oui, rue Saint-Lazare. Le matin.»

      Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu'il fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'était fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans l'administration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tête. Et, comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'à la rue Brongniart, tous deux s'intéressèrent à un coupé sombre, d'un attelage très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d'une immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu'une tête de femme, à deux reprises, paraissait a la portière et disparaissait, vivement. Tout d'un coup, la tête se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en arrière, du côté de la Bourse.

      «La baronne Sandorff», murmura Saccard.

      C'était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une maturité précoce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillée par les grands couturiers du règne.

      «Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle était jeune fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh! un enragé joueur, et d'une brutalité révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleuré, celui-là, quand il est mort d'un coup de sang, ruiné, à la suite d'une série de liquidations lamentables.... La petite alors à dû se résoudre à épouser le baron Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu.

      —Je sais», dit simplement Saccard.

      De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais, presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place.

      «Elle joue, n'est-ce pas?

      —Oh! comme une perdue! Tous les jours de crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres.... Et, tenez! c'était Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint.»

      En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portière du coupé, y plongeant la tête a son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis, comme ils s'écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l'appelèrent. Lui, d'abord, jeta un regard de côté, s'assurant que le coin de la rue le cachait; ensuite, il s'arrêta net, essoufflé, son visage fleuri congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d'une limpidité enfantine.

      «Mais qu'est-ce qu'ils ont? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne, et qui vient on ne sait d'où... Je vous le demande un peu, la guerre! qui est-ce qui peut bien avoir inventé ça? A moins que ça ne se soit inventé tout seul.... Enfin, un vrai coup de chien.»

      Jantrou cligna des yeux.

      «La dame mord toujours?

      —Oh! enragée! Je porte ses ordres a Nathansohn.»

      Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion.

      «Tiens! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn était entré à la coulisse.

      —Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier.... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon, horloger, je crois.... Vous savez que ça l'a pris un jour, là-bas, au Crédit, en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'était pas si malin, qu'il n'y avait qu'à avoir une chambre et à ouvrir un guichet; et il a ouvert un guichet.... Vous êtes content, vous, Massias?

      —Oh! content! Vous y avez passé, vous avez raison de dire qu'il faut être juif; sans ça, inutile de chercher à comprendre, on n'y a pas la main, c'est la déveine noire.... Quel sale métier! Mais on y est, on y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, j'espère tout de même.»

      Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyon, frappé d'indignité, tombé lui-même à la Bourse, après la disparition de son père, n'ayant pas voulu continuer ses études de droit.

      Saccard et Jantrou, à petits pas, revinrent vers la rue Brongniart; et ils y retrouvèrent le coupé de la baronne; mais les glaces étaient levées, la voiture mystérieuse paraissait vide, tandis que l'immobilité du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours.

      «Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron.»

      Jantrou eut un sourire singulier.

      «Oh! le baron, il y a longtemps qu'il en a assez, je crois. Il est très ladre, dit-on.... Alors, vous savez avec qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais?

      —Non.

      —Avec Delcambre.

      —Delcambre, le procureur général! ce grand homme sec, si jaune, si rigide!... Ah! je voudrais bien les voir ensemble!»

      Et tous deux, très égayés, très allumés, se séparèrent avec une vigoureuse poignée de main, après que l'un ait rappelé à l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement.

      Dès qu'il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui déferlait avec l'entêtement du flux à son retour. Il avait tourné le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce côté de la place que l'absence de cafés rend sévère. Il longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences d'annonces, de plus en plus assourdi et enfiévré, à mesure qu'il revenait devant la façade principale; et, quand il put enfiler le péristyle d'un regard oblique, il fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement passionné dont il l'enserrait. Là, sur cet élargissement du pavé, la vie s'étalait, éclatait un flot de consommateurs envahissait les cafés, la boutique du pâtissier ne désemplissait pas, les étalages attroupaient la foule, celui d'un orfèvre surtout, flambant de grosses pièces d'argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable; tandis que le bureau des omnibus aggravait

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