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? Demain ? Dans cinq ou six ans ? Tu sais mieux que personne qu'en fait d'inventions tout est possible, même l'invraisemblable. Dans six ans j'aurais vingt-sept ans, quel mari voudrait de moi ! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, même si c'est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le sou, qui n'a pas le droit de montrer les exigences qu'aurait la fille d'un riche inventeur.

      — As-tu donc des raisons de penser que parmi nos invités il y en ait qui veuillent te demander ?

      — Il suffit qu'il puisse s'en trouver un pour que je souhaite que celui-là ne soit pas empêché de venir ce soir. L'année dernière les invitations avaient été faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser qu'avec les femmes mariées, et les hommes mariés qu'avec les jeunes filles ; cette année les femmes mariées étant rares, il faudra bien que les jeunes gens viennent à nous, et j'espère que dans le nombre il s'en rencontrera peut-être un qui ne considérera pas le mariage comme une charge au-dessus de ses forces. Je t'assure que je ne serai ni difficile, ni exigeante ; qu'il dise un mot, j'en dirai deux.

      — Eh quoi ! ma pauvre enfant, en es-tu là ?

      — Là ? c'est-à-dire revenue des grandes espérances de maman ? Oui. C'est peut-être drôle que ce soit la fille et non la mère qui jette un clair regard sur la vie, cependant c'est ainsi. Du jour où j'ai compris que je devais me marier, j'ai fait mon deuil de mes idées et de mes rêves de petite fille, et c'est au mariage lui-même que je me suis attachée, plus qu'au mari. Te dire que j'ai accepté cela gaiement ou indifféremment ne serait pas vrai ; il m'en a coûté, beaucoup même, mais je ne suis pas de celles qui ferment les yeux obstinément parce que ce qu'elles voient leur déplaît, les blesse ou les inquiète. J'ai reçu ainsi plus d'une leçon. La mort de M. Touchard a été la plus forte. On pouvait croire qu'il vivrait jusqu'à quatre-vingt-dix ans et marierait ses filles comme il voudrait. Il est mort à cinquante-cinq, et Berthe chante dans un café-concert de Toulon ; Amélie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous te perdions ? Je n'aurais pas même la ressource de Berthe et d'Amélie, puisque je ne sais pas chanter.

      — Ne parle pas de cela, c'est mon angoisse.

      — Il faut bien que je te dise pourquoi je tiens à me marier, que tu ne croies pas que c'est par toquade, ou pour me séparer de toi. Assurée que nous vivrons encore longtemps ensemble, je t'assure que j'attendrais bien tranquillement qu'un mari se présente sans me plaindre de la médiocrité de notre existence. Mais cette assurance je ne peux pas l'avoir, pas plus que tu ne peux me la donner. Des gens que nous connaissons, M. Touchard était le plus solide, ce qui n'a pas empêché que la maladie l'emporte. Qu'adviendrait-il de nous ? Pas un sou, pas d'appui à demander, puisque nous n'avons d'autres parents que mon oncle Saint-Christeau, qui ne ferait rien pour nous, n'est-ce pas ?

      — Hélas !

      — Alors comprends-tu que l'idée de mariage me soit entrée dans la tête ?

      — Tu as un outil dans les mains, au moins.

      — Mais non, je n'en ai pas, puisque je n'ai pas de métier. Du talent, un tout petit, tout petit talent, peut-être. Et encore cela n'est pas prouvé. Ce qui l'est, c'est que je fais difficilement des choses faciles quand, pour gagner notre vie, ce serait précisément le contraire que je devrais faire. Donc il me faut un mari, et, si je peux espérer en trouver un, ne pas laisser passer l'âge où j'ai encore de la fraîcheur et de la jeunesse. Voilà pourquoi je suis pressée ; pour cela et non pour autre chose, car tu dois bien penser que je ne suis pas assez folle pour m'imaginer que ce mari va me donner une existence large, facile, mondaine, qui réalise des rêves que j'ai pu faire autrefois, mais qui maintenant sont envolés. Ce que je lui demande à ce mari, c'est d'être simplement l'appui dont je te parlais tout à l'heure, et de m'empêcher de tomber dans la misère noire dont j'ai une peur horrible, ou de rouler dans les aventures de Berthe et d'Amélie Touchard dont j'ai plus grand'peur encore. La vie que cela nous donnera sera ce qu'elle sera, et je m'en contenterai ; il m'aidera, je l'aiderai ; il travaillera, je travaillerai, et comme, revenue de mes hautes espérances, j'aurai le droit d'abandonner le grand art pour le métier, je pourrai gagner quelque argent qui sera utile dans notre ménage. Ce mari est-il introuvable ? J'imagine que non.

      — As-tu quelqu'un en vue ?

      — Dix, vingt, ceux que je connais, et surtout ceux que je ne connais pas, mais sans rien de précis, bien entendu. Juliette doit amener des amis de son frère et ceux-ci des camarades de bureau. Employés des finances, employés de la Ville, c'est en eux que j'espère ; plusieurs qui écrivent dans les journaux se feront une position plus tard ; pour le moment leurs ambitions sont modestes et dans le nombre il peut s'en rencontrer, je ne dis pas beaucoup, mais un me suffit, qui comprenne qu'une femme intelligente sans le sou est quelquefois moins chère pour un mari qu'une autre qui aurait des goûts et des besoins en rapport avec sa dot. Si je trouve celui-là, s'il ne me répugne pas trop, s'il apprécie à sa juste valeur ma robe en papier… si… si… mon mariage est fait : tu vois donc qu'avec toutes ces conditions il ne l'est pas encore.

      Tout cela avait été dit avec un enjouement voulu qui pouvait tromper un indifférent, mais non un père ; aussi l'écoutait-il ému et angoissé, sans penser à manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant à lire en elle et à apprécier la gravité de l'état que ces paroles lui révélaient.

      Madame Barincq en descendant de sa chambre les interrompit :

      — Comment ! s'écria-t-elle en trouvant son mari attablé, tu n'as pas encore fini ! et toi, Anie, tu bavardes avec ton père au lieu de le presser de manger.

      — J'ai fini, dit il en s'emplissant la bouche.

      — Eh bien, range ton assiette, que Barnabé trouve tout en ordre, et va t'habiller, tu ne seras jamais prêt ; n'entre pas dans la chambre, ta chemise et tes vêtements sont dans le débarras.

      — Je te nouerai ta cravate, dit Anie.

      — Est-ce que tu crois que je n'ai pas le temps de fumer une pipe ? demanda-t-il en s'adressant à sa femme.

      — Il ne manquerait plus que ça.

      — Dans le jardin ?

      — Devant la colère de sa mère, Anie intervint.

      — On peut arriver d'un moment à l'autre, dit-elle.

      — Alors je vais m'habiller.

      — Il y a longtemps que cela devrait être fait, dit madame Barincq.

      A ce moment on entendit un bruit de pas lourds, écrasant le gravier du chemin, et Barnabé parut sur le seuil du hall, tenant à la main un papier bleu.

      — Une dépêche qui vient d'arriver, et que la concierge m'a remise pour vous, monsieur Barincq, dit-il.

      Mais ce fut madame Barincq qui la prit et l'ouvrit.

      — Qui nous manque de parole ? demanda Anie.

      — Ce n'est pas d'un invité, dit madame Barincq après un moment de silence.

      — Alors ?

      Au lieu de répondre à sa fille, elle se tourna vers son mari.

      — Ton frère est mort.

      Elle lui tendit la dépêche :

      — Gaston ! s'écria-t-il d'une voix qui se brisa dans sa gorge.

      Ce fut d'une main tremblante qu'il prit la dépêche.

      « Triste nouvelle à t'apprendre ; Gaston mort subitement à quatre heures d'une embolie ; funérailles fixées à après-demain, onze heures, sauf contre-ordre ; fais faire invitations en ton nom.

      RÉBÉNACQ. »

      — Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.

      Sa femme le regarda avec un étonnement mêlé de colère.

      — Tu vas pleurer ton frère, maintenant, dit-elle, un égoïste,

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