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fois acquittée envers mon pays, je m'étais arrogé le droit d'exister ainsi, à ma guise. Un ensemble de réflexions sur l'esprit des temps actuels m'ayant induit à renoncer, de très bonne heure, à toute carrière d'état, de lointains voyages ayant en moi développé ce goût de la solitude qui m'est natal, cette existence d'isolement suffisait à mes ambitions rêveuses et je m'estimais des plus heureux.

      Cependant, à l'occasion d'un anniversaire du couronnement de l'Impératrice des Indes, notre souveraine, et sur le rescrit officiel qui me convoquait avec les autres pairs, je dus quitter, un beau matin, ma baronnie et mes chasses et me rendre à Londres. Une circonstance, aussi futile que banale, de ce voyage, me mit en présence d'une personne attirée aussi vers notre capitale par cette solennité. A quel propos cette aventure m'advint-elle? Voici:--à la gare de Newcastle les wagons encombrés n'étaient plus assez nombreux. Sur la jetée du chemin de fer, une jeune femme semblait contrariée jusqu'à tristesse de ne pouvoir partir. Au dernier moment et sans me connaître, elle s'approcha de moi, n'osant me demander place dans le salon où je voyageais seul,--gracieuseté que, toutefois, je ne sus lui refuser.

      Ici, mon cher Edison, qu'il me soit permis de vous le dire: jusqu'à cette rencontre les occasions de ce que l'on appelle des liaisons mondaines m'avaient, toujours en vain, favorisé.

      Une sauvagerie de ma nature m'avait toujours strictement préservé de quelque bonne fortune que ce fût.--Si je n'eus jamais de fiancée, il m'était inné, en effet, de ne pouvoir aimer ou désirer, même un instant, d'autre femme que celle--inconnue encore, mais appelée, peut-être,--à devenir la mienne.

      Très «en retard» je prenais à ce point l'amour conjugal au sérieux. Ceux de mes visiteurs les plus amis qui ne partageaient pas mon ridicule à cet égard me surprenaient, et, même aujourd'hui, hélas, je plains toujours les jeunes hommes qui, sous de lâches prétextes, trahissent d'avance celle qu'un jour ils épouseront. De là ce renom de froideur dont m'avaient illustré, jusque chez la reine, quelques rares familiers, qui me prétendaient à l'épreuve des Russes, des Italiennes et des créoles.

      Eh bien, il arriva ceci: en quelques heures, je devins passionnément épris de cette voyageuse que je voyais pour la première fois!--A notre arrivée à Londres, j'en étais--sans même le savoir--à ce premier et sans doute dernier amour qui est de tradition chez les miens. Bref, en peu de jours, entre elle et moi d'intimes liens s'établirent: ils durent encore ce soir.

      Puisque vous n'êtes plus, en ce moment, qu'un mystérieux docteur auquel il ne faut rien cacher, il devient nécessaire, pour l'intelligence même de ce que je dois ajouter, de vous dépeindre, d'abord, physiquement, miss Alicia Clary. Je ne me dispenserai donc pas de m'exprimer en amant et même, s'il est possible, en poète, attendu, d'abord, que cette femme, aux yeux de l'artiste le plus désintéressé, serait d'une beauté non seulement incontestable mais tout à fait extraordinaire.

      Miss Alicia n'a que vingt ans à peu près. Elle est svelte comme le tremble argenté. Ses mouvements sont d'une lente et délicieuse harmonie;--son corps offre un ensemble de lignes à surprendre les plus grands statuaires. Une chaude pâleur de tubéreuse en revêt les plénitudes. C'est, en vérité, la splendeur de la Vénus Victrix humanisée. Ses pesants cheveux bruns ont l'éclat d'une nuit du sud. Souvent, au sortir du bain, elle marche sur cette étincelante chevelure que l'eau même ne désondule pas et en jette, devant elle, d'une épaule à l'autre, les luxuriantes ténèbres comme le pan d'un manteau. Son visage est de l'ovale le plus séduisant; sa cruelle bouche s'y épanouit, comme un oeillet sanglant ivre de rosée. D'humides lumières se jouent et s'appuient sur ses lèvres lorsque les fossettes rieuses découvrent, en les avivant, ses naïves dents de jeune animal. Et ses sourcils frémissent pour une ombre! le lobe de ses oreilles charmantes est froid comme une rose d'avril; le nez, exquis et droit, aux narines transparentes, continue le niveau du front aux sept gracieuses pointes. Les mains sont plutôt païennes qu'aristocratiques: ses pieds ont cette même élégance des marbres grecs.--Ce corps est éclairé par deux yeux fiers, aux lueurs noires, qui regardent habituellement à travers leurs cils. Un chaud parfum émane du sein de cette fleur humaine qui embaume comme une savane et c'est une senteur qui brûle, enivre et ravit. Le timbre de la voix de miss Alicia, lorsqu'elle parle, est si pénétrant, les notes de ses chants ont des inflexions si vibrantes, si profondes, que, soit qu'elle récite un passage tragique ou quelques nobles vers, soit qu'elle chante quelque magnifique arioso, je me surprends toujours à frémir malgré moi d'une admiration qui est, ainsi que vous allez le voir, d'un ordre inconnu.

       Table des matières

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      «Un rien...»

       LOCUTION HUMAINE.

      A Londres, pendant les fêtes de la cour, les plus radieuses jeunes filles de notre nid de cygnes passèrent inaperçues de mes yeux. Tout ce qui n'était pas la présence d'Alicia ne m'était que pénible:--J'étais ébloui.

      Toutefois, et depuis les premiers jours, je résistais vainement à l'obsession d'une étrange évidence qui m'apparaissait en cette jeune femme. Je voulais douter du sentiment que ses paroles et ses actes me laissaient d'elle à chaque instant! Je m'accusais d'inintelligence plutôt que d'admettre leur signification et j'avais recours à toutes les circonstances atténuantes que fournit la raison pour en détruire l'importance en ma pensée.--Une femme! N'est-ce pas une enfant troublée de mille inquiétudes, sujette à toutes influences? Ne devons-nous pas accueillir toujours avec l'indulgence la plus amie et de notre meilleur sourire les semblants de ses tendances fantasques, les inconstances de ses goûts, pour une ombre aussi changeants que le chatoiement d'un plumage? Cette instabilité fait partie du charme féminin. Une joie naturelle doit nous porter, au contraire, à doucement reprendre, à transfigurer par mille transitions lentes--et dont elle nous aime davantage, les devinant,--à guider, enfin, un être frêle, irresponsable et délicat qui, de lui-même et par instinct, demande appui.--Donc, était-il sage de juger aussi vite et sans réserve une nature dont l'amour pouvait bientôt (et ceci dépendait de moi) modifier les pensées jusqu'à les rendre le reflet des miennes?

      Certes, je me disais cela! Cependant, je ne pouvais oublier qu'en tout être vivant il est un fond indélébile, essentiel, qui donne à toutes les idées, même les plus vagues, de cet être et à toutes ses impressions, versatiles ou stables,--quelques modifications qu'elles puissent extérieurement subir,--l'aspect, la couleur, la qualité, le caractère, enfin, sous lesquels, seulement, il lui est permis d'éprouver et de réfléchir. Appelons ce substrat l'âme, si vous voulez.

      Or, entre le corps et l'âme de miss Alicia, ce n'était pas une disproportion qui déconcertait et inquiétait mon entendement: c'était un disparate.

      A ce mot de lord Ewald, on eût dit que le visage d'Edison s'inondait d'une pâleur soudaine: il eut un mouvement et un regard d'une surprise--qui pouvait être de la stupeur. Mais il ne risqua aucune parole d'interruption.

      --En effet, continua le jeune lord, les lignes de sa beauté divine semblaient lui être étrangères; ses paroles paraissaient dépaysées et gênées dans sa voix. Son être intime s'accusait comme en contradiction avec sa forme. On eût dit que non seulement son genre de personnalité était privé de ce que les philosophes appellent, je crois, le médiateur plastique, mais qu'elle était enfermée, par une sorte de châtiment occulte, dans le démenti perpétuel de son corps idéal. Le phénomène, de temps à autre (et, tout à l'heure, j'essaierai de vous en donner la sensation par une analyse de faits) était si apparent, à tout instant, que j'en venais à le trouver... je dirai presque incontestable. Oui, parfois, il m'arrivait d'imaginer, très sérieusement, que, dans les limbes du Devenir, cette femme s'était égarée en ce corps,--et qu'il ne lui appartenait pas.

      --C'est

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