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ce passé qu’il fallait ressusciter, elle s’exprima ainsi :

      – Il y a vingt-cinq ans, alors que je m’appelais Clarisse Darcel, et que mes parents vivaient encore, je rencontrai, dans le monde, à Nice, trois jeunes gens dont les noms vous éclaireront tout de suite sur le drame actuel : Alexis Daubrecq, Victorien Mergy et Louis Prasville. Tous trois se connaissaient d’autrefois, étudiants de même année, amis de régiment. Prasville aimait alors une actrice qui chantait à l’Opéra de Nice. Les deux autres, Mergy et Daubrecq, m’aimèrent. Sur tout cela, et sur toute cette histoire, d’ailleurs, je serai brève. Les faits parlent suffisamment. Dès le premier instant, j’aimai Victorien Mergy. Peut-être eus-je tort de ne pas le déclarer aussitôt. Mais tout amour sincère est timide, hésitant, craintif, et je n’annonçais mon choix qu’en toute certitude et en toute liberté. Malheureusement cette période d’attente, si délicieuse pour ceux qui s’aiment en secret, avait permis à Daubrecq d’espérer. Sa colère fut atroce.

      Clarisse Mergy s’arrêta quelques secondes, et elle reprit d’une voix altérée :

      – Je me souviendrai toujours… Nous étions tous les trois dans le salon. Ah ! J’entends les paroles qu’il prononça, paroles de haine et de menace horrible. Victorien était confondu. Jamais il n’avait vu son ami de la sorte, avec ce visage répugnant, cette expression de bête… Oui, une bête féroce… Il grinçait des dents. Il frappait du pied. Ses yeux – il ne portait pas de lunettes alors – ses yeux bordés de sang roulaient dans leurs orbites, et il ne cessait de répéter : « Je me vengerai… je me vengerai… Ah ! Vous ne savez pas de quoi je suis capable. J’attendrai s’il le faut, dix ans, vingt ans… Mais ça viendra comme un coup de tonnerre… Ah ! Vous ne savez pas… Se venger… Faire le mal… pour le mal… Quelle joie ! Je suis né pour faire du mal… Et vous me supplierez tous deux à genoux, oui, à genoux. » Aidé de mon père qui entrait à ce moment, et d’un domestique, Victorien Mergy jeta dehors cet être abominable. Six semaines plus tard, j’épousais Victorien.

      – Et Daubrecq ? interrompit Lupin, il n’essaya pas ?…

      – Non, mais le jour de mon mariage, en rentrant chez lui, Louis Prasville, qui nous servait de témoin malgré la défense de Daubrecq, trouva la jeune femme qu’il aimait, cette chanteuse de l’Opéra… il la trouva morte étranglée…

      – Quoi ! fit Lupin en sursautant. Est-ce que Daubrecq ?…

      – On sut que Daubrecq, depuis quelques jours la poursuivait de ses assiduités, mais on ne sut rien de plus. Il fut impossible d’établir qui était entré en l’absence de Prasville, et qui était sorti. On ne découvrit aucune trace, rien, absolument rien.

      – Cependant, Prasville…

      – Pour Prasville, pour nous, la vérité ne fit pas de doute. Daubrecq a voulu enlever la jeune femme, a voulu peut-être la brusquer, la contraindre et, au cours de la lutte, affolé, perdant la tête, il l’avait saisie à la gorge et tuée, presque à son insu. Mais, de tout cela, pas de preuve ; Daubrecq ne fut même pas inquiété.

      – Et par la suite que devint-il ?

      – Pendant des années, nous n’entendîmes pas parler de lui. Nous sûmes seulement qu’il s’était ruiné au jeu, et qu’il voyageait en Amérique. Et, malgré moi, j’oubliais sa colère et ses menaces, toute disposée à croire que lui-même ne m’aimait plus, ne pensait plus à ses projets de vengeance. D’ailleurs, j’étais trop heureuse pour m’occuper de ce qui n’était pas mon amour, mon bonheur, la situation politique de mon mari, la santé de mon fils Antoine.

      – Antoine ?

      – Oui, c’est le vrai nom de Gilbert, le malheureux a tout au moins réussi à cacher sa personnalité.

      Lupin demanda :

      – À quelle époque… Gilbert… a-t-il commencé…?

      – Je ne saurais vous le dire au juste ; Gilbert – j’aime autant l’appeler ainsi, et ne plus prononcer son nom véritable – Gilbert, enfant, était ce qu’il est aujourd’hui, aimable, sympathique à tous, charmant, mais paresseux et indiscipliné. Lorsqu’il eut quinze ans, nous le mîmes dans un collège des environs de Paris, précisément pour l’éloigner un peu de nous. Au bout de deux ans, on le renvoyait.

      – Pourquoi ?

      – Pour sa conduite. On avait découvert qu’il s’échappait la nuit, et aussi, que durant des semaines, alors que soi-disant, il était auprès de nous, en réalité il disparaissait.

      – Que faisait-il ?

      – Il s’amusait, jouait aux courses, traînait dans les cafés et dans les bals publics.

      – Il avait donc de l’argent ?

      – Oui.

      – Qui lui en donnait ?

      – Son mauvais génie, l’homme qui en cachette de ses parents, le faisait sortir du collège, l’homme qui le dévoya, qui le corrompit, qui nous l’arracha, qui lui apprit le mensonge, la débauche, le vol.

      – Daubrecq ?

      – Daubrecq.

      Clarisse Mergy dissimulait entre ses mains jointes la rougeur de son front. Elle reprit de sa voix lasse :

      – Daubrecq s’était vengé. Le lendemain même du jour où mon mari chassait de la maison notre malheureux enfant, Daubrecq nous dévoilait, dans la plus cynique des lettres, le rôle odieux qu’il avait joué et les machinations grâce auxquelles il avait réussi à pervertir notre fils. Il continuait ainsi : « La correctionnelle un de ces jours… Plus tard les assises… et puis, espérons-le, l’échafaud. »

      Lupin s’exclama :

      – Comment ? C’est Daubrecq qui aurait comploté l’affaire actuelle ?

      – Non, non, il n’y a là qu’un hasard. L’abominable prédiction n’était qu’un vœu formulé par lui. Mais combien cela me terrifia ! J’étais malade à ce moment. Mon autre fils, mon petit Jacques, venait de naître. Et chaque jour nous apprenait quelque nouveau méfait commis par Gilbert, de fausses signatures données, des escroqueries… si bien qu’autour de nous, nous annonçâmes son départ pour l’étranger, puis sa mort. La vie fut lamentable, et elle le fut d’autant plus quand éclata l’orage politique où mon mari devait sombrer.

      – Comment cela ?

      – Deux mots vous suffiront, le nom de mon mari est sur la liste des vingt-sept.

      – Ah !

      D’un coup, le voile se déchirait devant les yeux de Lupin et il apercevait à la lueur d’un éclair toute une région de choses qui se dérobaient jusque-là dans les ténèbres.

      D’une voix plus forte, Clarisse Mergy reprenait :

      – Oui, son nom s’y trouve inscrit, mais par erreur, par une sorte de malchance incroyable dont il fut la victime. Victorien Mergy fit bien partie de la commission chargée d’étudier le canal français des Deux-Mers. Il vota bien avec ceux qui approuvèrent le projet de la Compagnie. Il toucha même, oui, je le dis nettement, et je précise la somme, il toucha quinze mille francs. Mais c’est pour un autre qu’il toucha, pour un de ses amis politiques en qui il avait une confiance absolue et dont il fut l’instrument aveugle, inconscient. Il crut faire une bonne action, il se perdit. Le jour où, après le suicide du Président de la Compagnie et la disparition du caissier, l’affaire du canal apparut avec tout son cortège de tripotages et de malpropretés, ce jour-là seulement mon mari sut que plusieurs de ses collègues avaient été achetés, et il comprit que son nom, comme le leur, comme celui d’autres députés, chefs de groupes, parlementaires influents, se trouvait sur cette liste mystérieuse dont on parlait soudain. Ah ! Les jours affreux qui s’écoulèrent alors ! La liste serait-elle publiée ? Son nom serait-il prononcé ? Quelle torture ! Vous vous rappelez l’affolement de la Chambre, cette atmosphère de terreur et de délation

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