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et notre étroite intimité dans le travail comme dans le plaisir; tu as assisté à nos soirées de lecture, à nos séances de musique, à nos réunions entre amis, je n'ai donc rien à te dire de tout cela; à le faire je m'attendrirais dans ces souvenirs si doux, si charmants, et je ne veux pas m'attendrir.

      «Cependant, en rappelant ainsi un passé que tu connais dans une certaine mesure, je dois relever un point que tu ignores peut-être, et qui a son importance: nos dépenses dépassèrent chaque année mes prévisions et m'entraînèrent dans des embarras d'argent qui furent les seuls tourments de ces années si heureuses; mais ton père me vint en aide, et, grâce à son concours fraternel, je pus en sortir à mon honneur.

      «Malgré ces embarras d'argent causés le plus souvent par des besoins imprévus, mais dans plus d'une circonstance aussi, je l'avoue, par une mauvaise administration, j'espérais pouvoir suivre jusqu'au bout le plan que je m'étais tracé pour l'éducation de Madeleine, quand un incident désastreux vint bouleverser toutes mes combinaisons: la maison dans laquelle notre capital était placé se trouva en mauvaises affaires, et de telle sorte que si nous n'apportions pas une nouvelle mise de fonds tout était perdu. Sans économies, sans ressources autres que celles provenant de mon traitement, il m'était difficile, pour ne pas dire impossible, de me procurer la somme nécessaire pour cet apport. J'aurais pu, il est vrai, la demander à ton père; mais j'en étais empêché par des raisons, à mes yeux décisives: ton père m'ayant déjà aidé dans plusieurs circonstances, je ne pouvais m'adresser à lui sans augmenter les obligations que j'avais déjà contractées à son égard dans des proportions qui n'étaient nullement en rapport avec ma situation financière; en un mot, je n'empruntais plus, je me faisais donner; enfin, je ne voulais pas m'exposer à voir nos relations fraternelles gênées par des questions d'argent, et même à voir les liens d'amitié qui nous unissaient brisés par ces questions. Mais ce que je n'avais pas voulu faire, un de nos cousins le fit à mon insu, et ton père apprit les difficultés de ma situation; il vint à Rouen et voulut régler cette affaire d'après certains principes de commerce qui n'étaient pas les miens. Une discussion s'ensuivit entre nous; tu sais combien nos idées sont différentes sur presque tous les points; cette discussion s'envenima et se termina par une rupture complète, telle que nos relations ont été brisées et que depuis ce jour nous ne nous sommes pas revus, malgré certaines avances que j'ai cru devoir faire, mais qui ont trouvé ton père implacable.

      «Si difficile que fût ma position, je parvins cependant à me procurer la somme qu'il me fallait, mais ce fut au prix d'engagements très-lourds que je ne contractai que parce que j'avais la conviction que notre affaire devait reprendre et bien marcher. Elle ne reprit point. Elle vient de s'effondrer, me laissant ruiné, et ce qui est plus terrible, endetté pour des sommes qu'il m'est impossible de payer.

      «Si l'insolvabilité est grave pour tout le monde, combien plus encore l'est-elle pour un magistrat! admets-tu que le chef d'un parquet poursuivi par les huissiers soit obligé de parlementer avec eux, d'user de finesses plus ou moins légales, de les abuser, de les prier d'attendre? Les prier!

      «Ce n'est pas tout.

      «Il y a quatre mois je remarquai un affaiblissement dans ma vue, ou plus justement du trouble et de l'obscurité. Tout d'abord je ne m'en inquiétai pas. Mais bientôt les objets ne m'apparurent plus qu'entourés d'un nuage et avec des formes confuses; en lisant, les lettres semblaient vaciller devant mes yeux, et se réunir toutes ensemble au point que je n'apercevais plus qu'une ligne noire uniforme.

      «Je consultai le docteur La Roë, que tu connais bien; il constata une amaurose qui dans un temps plus ou moins long devait me rendre aveugle.

      «On ne reste pas impassible sous le coup d'une pareille menace. Cependant je ne me laissai pas accabler, je résolus d'employer ce que j'avais d'énergie et d'intelligence à lutter. Un de mes collègues et des plus éminents est aveugle; ce qui ne l'empêche pas de remplir les devoirs de sa charge: j'espérai pouvoir suivre son exemple et remplir aussi les miens.

      «Tu as fait ton droit, tu sais que notre travail est de deux espèces, celui du cabinet et celui de l'audience; dans le cabinet on lit les dossiers, on prend des notes, c'est-à-dire qu'on fait usage des yeux; à l'audience on conclut, c'est-à-dire qu'on fait surtout usage de la parole. Lorsque je sortis de chez mon médecin, je rentrai chez moi et aussitôt je révélai la vérité ou tout au moins une partie de la vérité à Madeleine, en lui expliquant d'autre part notre situation financière; puis je lui demandai si elle voulait me servir de secrétaire et me lire les dossiers que j'avais à étudier, en un mot être, selon l'expression de Sophocle, «la fille dont les yeux voient pour elle et pour son père.»

      «Elle non plus ne s'abandonna pas, et si un mouvement irrésistible de désespoir la fit jeter dans mes bras, elle réagit contre cette faiblesse, et tout de suite nous nous mîmes au travail.

      «Ces doigts habitués à manier le pinceau et le crayon ou à courir sur les touches du piano tournèrent les feuillets poudreux des dossiers; ces lèvres qui jusqu'à ce jour n'avaient prononcé que des phrases harmonieuses savamment arrangées par nos grand écrivains, prononcèrent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires et les avoués.

      «Et moi, assis en face d'elle, je l'écoutais, mais sans pouvoir m'empêcher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser distraire par les pensées qui m'oppressaient; plus d'une fois je détournai la tête et d'une main furtive j'essuyai les larmes qui roulaient sur mes joues; pauvre Madeleine! elle était charmante ainsi! bientôt je ne la verrais plus! entre elle et moi la nuit éternelle!

      «Mes affaires préparées, je devais prendre mes conclusions à l'audience sans notes, sans pièces, même sans code et en parlant d'abondance. La tâche était d'autant plus difficile pour moi, que jusqu'alors j'avais eu l'habitude de me servir très-peu de ma mémoire, parlant le plus souvent avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes, m'aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgré mon application et mes efforts, j'échouai misérablement. Que cette impuissance fût le résultat de ma maladie, ce qui est possible, car l'amaurose est souvent une conséquence de certaines lésions du cerveau; qu'elle fût due au contraire à l'absence de cette faculté que les phrénologues appellent la concentrativité, cela importait peu, ce qui était capital, c'était cette impuissance même; et par malheur elle est absolue.

      «Convaincu par cette déplorable expérience que bientôt je ne pourrais plus remplir mes fonctions d'avocat général, je fis faire des démarches à Paris pour voir s'il me serait possible d'obtenir un siége de conseiller; je n'avais guère l'espérance de réussir, mais enfin je devais ne rien négliger et tenter même l'absurde. Tu trouveras ci-jointe la réponse que j'ai reçue: c'est la copie de mes notes individuelles et confidentielles qu'un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre à la chancellerie. Tu la liras, et non-seulement elle t'apprendra que je n'ai rien à espérer, rien à attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis; au moment d'exécuter la résolution que la fatalité m'impose, j'ai besoin de penser que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance de cause.

      «Voici donc ma situation: le magistrat et l'homme sont perdus, l'un par les dettes, l'autre par la maladie: si je n'offre pas ma démission, on me la demandera; si je la refuse, on me destituera.

      «Destitué, ruiné, aveugle, que puis-je?

      «Deux choses seules se présentent: mendier auprès de mes parents et de mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi à je ne sais quel travail, puisqu'elle n'a pas de métier.

      «Je n'accepterai ni l'une ni l'autre; ce n'est pas pour entraîner cette pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l'ai élevée.

      «Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille; le jour où je serai mort elle deviendra la fille de ton père.

      «Il faut donc qu'elle soit orpheline.

      «Je n'ai pas besoin de te développer cette idée, qui s'imposera à ton esprit avec toutes ses conséquences; c'est elle qui a déterminé ma résolution.

      «Nos dissentiments et

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