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et ces dettes. Maintenant, quelle est cette femme, voilà l'inquiétant. Il est certain que si c'était une femme en vue, une femme de théâtre ou une cocotte, on connaîtrait leur liaison: une de ces femmes n'a pas Robert Charlemont, unique héritier de la maison Charlemont, pour amant, même en second ou en troisième, sans que cela se sache. S'il en était ainsi, il n'y aurait pas à s'en tourmenter, même quand elle l'entraînerait à quelque folie, c'est-à-dire à de grosses dépenses; on guérit de cette folie-là ou tout au moins on en change, ce qui est un genre de guérison. Non, ce qui m'inquiète, c'est de penser que la femme que nous cherchons est une femme du monde, ce qu'on appelle une honnête femme. Et ce compte d'argent dépensé par Robert, montre comment elle entend et pratique l'honnêteté.

      —C'est impossible.

      —Impossible à admettre pour toi, mais non pas impossible dans la réalité; ce genre de femme se rencontre, je ne dis point à chaque pas, mais encore très souvent, crois-en l'expérience d'un homme qui connaît le monde et la vie; c'est là la femme que je crains, car, avec une nature comme Robert, elle peut exercer une influence désastreuse. Il ne faut pas s'y tromper, Robert est une nature féminine, capable de grandes choses ou de très vilaines choses, selon qu'il sera poussé dans un sens ou dans un autre. Par certains côtés, il tient de sa mère; mais sa mère a été la meilleure des femmes, la plus tendre et la plus digne; tandis que je ne sais pas ce qu'il sera; il y a en lui des coins sombres et mystérieux qui ne m'ont jamais rien dit de bon. Ah! si j'avais pu m'occuper de son enfance! Mais était-ce possible avec ma vie? Si j'avais pu surveiller sa jeunesse! En tous cas, il faut, pour le moment, que nous cherchions quelle est cette femme, sa maîtresse, et que nous ne le laissions pas aller plus loin dans la voie où elle l'a amené et où elle le pousse. Tu m'aideras.

      Ce n'était point l'habitude de M. Charlemont de parler si longuement et sur ce ton; il fallait vraiment que ce que Fourcy lui avait dit et le compte qu'il lui avait montré l'eût ému plus profondément qu'il ne se laissait ordinairement toucher.

      Mais il ne resta pas sous cette impression, car il avait horreur de ce qui le troublait ou l'affectait péniblement, et il cherchait toujours à s'en débarrasser aussi vite que possible.

      —Et chez toi comment vont les choses? dit-il en homme qui veut changer le sujet de l'entretien; tu es toujours content de Lucien et de Marcelle?

      —Aussi content que peut l'être le père le plus exigeant. Pour le travail et pour tout, Lucien m'a satisfait pleinement; depuis un an bientôt qu'il est dans cette maison, on n'a pas eu un reproche à lui adresser; et je ne l'ai pas traité avec l'indulgence d'un père faible, croyez-le-bien.

      —Tu vois donc que j'ai eu bien raison de combattre ton idée d'École polytechnique.

      —Ce n'était pas mon idée, c'était celle de Lucien, et c'était parce que je voyais en lui une sorte de vocation pour la science que j'avais scrupule de la contrarier.

      —La vocation de ne rien faire, je comprends cela, mais la vocation du travail, du travail ingrat, du travail pour le travail lui-même, c'est trop naïf; où l'Ecole polytechnique aurait-elle conduit Lucien? à mourir de faim dans quelque fonction honorable. Je le veux bien, mais misérable; heureusement que madame Fourcy, qui est un esprit pratique, a compris cela et tandis que je te faisais de l'opposition de mon côté, elle t'en faisait du sien, de sorte que nous l'avons emporté; voilà Lucien dans la maison: il y fera son chemin comme tu y as fait le tien, et il sera pour Robert ce que tu as été pour moi: nous y trouverons tous notre compte. Lucien ne se plaint pas?

      —Certes non.

      —Voilà ce que c'est que la vocation; à douze ans, on a la vocation de la marine pour Robinson; à quinze ans on a celle de l'École polytechnique pour le manteau et l'épée; mais à vingt, un peu plus tôt, un peu plus tard, on commence à comprendre qu'il n'y a qu'une chose dans la vie: gagner de l'argent, et que la plus belle profession est celle qui nous en fait gagner davantage et le plus vite possible.

      —Ce n'est pas à ce point de vue que Lucien se place.

      —Je pense bien, mais il est en bon chemin, il y arrivera; je suis tranquille pour lui; et Marcelle? son mariage?

      —Les choses en sont toujours au même point.

      —C'est étrange; comment votre marquis italien ne met-il pas plus d'empressement à épouser une belle fille telle que la tienne?

      —Rien ne presse, Marcelle n'a que dix-huit ans, et sa mère aussi bien que moi nous désirons ne pas la marier trop jeune; pour mon compte, j'aurais voulu ne pas la marier avant qu'elle eût atteint la vingtième année; c'était une date que je m'étais fixée, non par égoïsme paternel, non pour l'avoir plus longtemps à moi, bien que je l'aime tendrement, vous le savez, et que la pensée d'une séparation me soit cruelle, mais pour elle, dans son intérêt; aussi ai-je vu avec chagrin le marquis Collio la rechercher, en même temps que j'ai vu avec regret Marcelle se montrer sensible aux attentions du marquis. Maintenant le marquis ne parle pas de mariage et ne m'adresse point une demande formelle, c'est tant mieux; ma femme et moi nous sommes heureux de gagner du temps; nous ne voyons aucun inconvénient à ce que le marquis fasse longuement sa cour; nous apprenons ainsi à le mieux connaître; c'est un charmant garçon; chevaleresque, plein de délicatesse, aussi noble par les sentiments et le caractère que par la naissance.

      —Riche?

      —En biens fonds, oui, je le crois, mais ses biens sont grevés de dettes, c'est cette situation embarrassée qui lui a été léguée par sa famille, mais qu'il n'a pas faite, qui l'a décidé à embrasser la carrière militaire.

      —Capitaine et attaché militaire à l'ambassade d'Italie, ce n'est peut-être pas un moyen pratique de payer ces dettes.

      —En ce moment non, mais plus tard; et puis en tous cas cela vaut mieux que de traîner une vie inoccupée dans un château du Milanais; on lui reconnaît un bel avenir.

      —Enfin il vous plaît.

      —Il plaît beaucoup à ma femme, et il ne déplaît point à Marcelle; pour moi, j'avoue que j'aimerais mieux pour gendre un Français qui ne serait pas soldat, mais je ne contrarierai pas le goût de ma fille, si je vois qu'elle doit être malheureuse en ne devenant pas la femme d'Evangelista.

      —Ah! il se nomme Evangelista?

      —Evangelista marchese Collio; il est le dernier représentant d'une grande famille du Milanais; mais vous pensez bien que ce n'est pas là ce qui me touche, je n'ai pas d'ambition nobiliaire; je ne veux que le bonheur de ma fille.

      —Le bonheur des siens, parbleu!

      —Mon Dieu oui, est-il rien de plus doux que de rendre heureux ceux qu'on aime? A ce propos, je dois vous prévenir que je ne viendrai pas demain à Paris, de façon à ce que nous nous entendions aujourd'hui sur les recommandations que vous pouvez avoir à me faire.

      —Moi des recommandations à te faire, mon cher Fourcy, vraiment ce serait bien drôle.

      —C'est l'anniversaire de notre mariage, et pour nous c'est la grande fête de la famille; nous célébrerons demain cette fête après vingt ans de mariage, avec autant de joie que nous l'avons célébrée après notre première année, et même avec un bonheur plus complet encore, puisque nos enfants s'associeront à nous.

      —Sais-tu que tu es un homme unique au monde, mon brave Jacques; ce que je n'ai jamais rencontré: pleinement heureux et digne de son bonheur; je t'admire encore plus que je ne t'envie; j'admire ton existence entre une femme que tu aimes comme si tu avais vingt ans et des enfants qui sont aussi bons que charmants; j'admire la sagesse de ta vie et la modération de ton caractère; et cela je peux dire que je l'envie autant que je l'admire.

      Puis tout à coup, changeant de ton, comme s'il obéissait à une pensée qui venait de se présenter à son esprit;

      —Et en quoi consiste cette fête d'anniversaire? demanda-t-il.

      —Le matin un landau viendra nous prendre à Nogent et nous conduira au restaurant Gillet, à l'entrée

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