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que subjectivement, tout être se trouve d'autant plus rapproché de l'une des sources de malheurs humains qu'il est plus éloigné de l'autre. Son penchant naturel le portera donc, sous ce rapport, à accommoder aussi bien que possible l'objectif avec le subjectif, c'est-à-dire à se prémunir du mieux qu'il pourra contre celle des sources de souffrances qui l'affecte le plus facilement. L'homme intelligent aspirera avant tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et les loisirs; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée autant que possible contre les importuns; après avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que l'on appelle les hommes, il préférera une existence retirée, et, si c'est un esprit tout à fait supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l'intelligence conduit-elle à l'insociabilité. Ah! si la qualité de la société pouvait être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre même dans le grand monde: mais, hélas! cent fous mis en un tas ne font pas encore un homme raisonnable.—L'individu placé à l'extrême opposé, dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à tout prix des passe-temps et de la société; il s'accommodera de tout, ne fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il a par lui-même; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison: «omnis stultitia laborat fastidio sui (La sottise se déplaît à elle-même);» de même Jésus, fils de Sirach: «La vie du fou est pire que la mort.» Aussi voit-on en somme que tout individu est d'autant plus sociable qu'il est plus pauvre d'esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n'a guère le choix qu'entre l'isolement et la communauté. On prétend que les nègres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont aussi sans contredit les plus arriérés intellectuellement; des rapports envoyés de l'Amérique du Nord et publiés par des journaux français (Le Commerce, 19 oct. 1837) racontent que les nègres, sans distinction de libres ou d'esclaves, se réunissent en grand nombre dans le local le plus étroit, car ils ne sauraient voir leurs faces noires et camardes assez souvent répétées.

      De même que le cerveau apparaît comme étant le parasite ou le pensionnaire de l'organisme entier, de même les loisirs acquis par chacun, en lui donnant la libre jouissance de sa conscience et de son individualité, sont à ce titre le fruit et le revenu de toute son existence, qui, pour le reste, n'est que peine et labeur. Mais voyons un peu ce que produisent les loisirs de la plupart des hommes! Ennui et maussaderie, toutes les fois qu'il ne se trouve pas des jouissances sensuelles ou des niaiseries pour les remplir. Ce qui démontre bien que ces loisirs-là n'ont aucune valeur, c'est la manière dont on les occupe; ils ne sont à la lettre que le ozio lungo d'uomini ignoranti dont parle l'Arioste.

      L'homme ordinaire ne se préoccupe que de passer le temps, l'homme de talent que de l'employer. La raison pour laquelle les têtes bornées sont tellement exposées à l'ennui, c'est que leur intellect n'est absolument pas autre chose que l'intermédiaire des motifs pour leur volonté. Si, à un moment donné, il n'y a pas de motifs à saisir, alors la volonté se repose et l'intellect chôme, car la première, pas plus que l'autre, ne peut entrer en activité par sa propre impulsion; le résultat est une effroyable stagnation de toutes les forces dans l'individu entier,—l'ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment, afin de la stimuler et de mettre par là également en activité l'intellect qui doit les saisir: ces motifs sont donc par rapport aux motifs réels et naturels ce que le papier-monnaie est par rapport à l'argent, puisque leur valeur n'est que conventionnelle. De tels motifs sont les jeux de cartes ou autres, inventés précisément dans le but que nous venons d'indiquer. À leur défaut, l'homme borné se mettra à tambouriner sur les vitres ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare lui aussi fournit volontiers de quoi suppléer aux pensées.

      C'est pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivés à être l'occupation principale dans toute société; ceci donne la mesure de ce que valent ces réunions et constitue la banqueroute déclarée de toute pensée. N'ayant pas d'idées à échanger, on échange des cartes et l'on cherche à se soutirer mutuellement des florins. Ô pitoyable espèce! Toutefois, pour ne pas être injuste même ici, je ne veux pas omettre l'argument qu'on peut invoquer pour justifier le jeu de cartes: on peut dire qu'il est une préparation à la vie du monde et des affaires, en ce sens que l'on y apprend à profiter avec sagesse des circonstances immuables, établies par le hasard (les cartes), pour en tirer tout le parti possible; dans ce but, l'on s'habitue à garder sa contenance en faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par là même, d'autre part les jeux de cartes exercent une influence démoralisatrice. En effet, l'esprit du jeu consiste à soutirer à autrui ce qu'il possède, par n'importe quel tour ou n'importe quelle ruse. Mais l'habitude de procéder ainsi, contractée au jeu, s'enracine, empiète sur la vie pratique, et l'on arrive insensiblement à procéder de même quand il s'agit du tien et du mien, et à considérer comme permis tout avantage que l'on a actuellement en main, dès qu'on peut le faire légalement, La vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour.

      Puisque les loisirs sont, ainsi que nous l'avons dit, la fleur ou plutôt le fruit de l'existence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-là qui, en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les loisirs ne rapportent à la plupart des hommes qu'un drôle dont il n'y a rien à faire, qui s'ennuie à périr et qui est à charge à lui-même. Félicitons-nous donc, «ô mes frères, d'être des enfants non d'esclaves, mais de mères libres.» (Ép. aux Galath., 4, 31.)

      En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou n'a pas du tout besoin d'importation, de même est heureux l'homme à qui suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation est chère, assujettissante, dangereuse; elle expose à des désagréments et, en définitive, n'est toujours qu'un mauvais succédané pour les productions du sol propre. Car nous ne devons, à aucun égard, attendre grand'chose d'autrui, et du dehors en général. Ce qu'un individu peut être pour un autre est chose très étroitement limitée; chacun finit par rester seul, et qui est seul? devient alors la grande question. Gœthe a dit à ce sujet, parlant d'une manière générale, qu'en toutes choses chacun en définitive est réduit à soi-même (Poésie et vérité, vol. III). Oliver Goldsmith dit également:

      Still to ourselves in ev'ry place consign'd,

       Our own felicity we make or find.

      (The traveller, v. 431 et suiv.)

      (Cependant, en tout lieu, réduits à nous-mêmes, c'est nous qui faisons ou trouvons notre propre bonheur.)

      Chacun doit donc être et fournir à soi-même ce qu'il y a de meilleur et de plus important. Plus il en sera ainsi, plus, par suite, l'individu trouvera en lui-même les sources de ses plaisirs, et plus il sera heureux. C'est donc avec raison qu'Aristote a dit: η ευδαμονια των αυταρχων εστι (Mor. à Eud., VII, 2) (Le bonheur appartient à ceux qui se suffisent à eux-mêmes). En effet, toutes les sources extérieures du bonheur et du plaisir sont, de leur nature, éminemment incertaines, équivoques, fugitives, aléatoires, partant sujettes à s'arrêter facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement; car alors amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne; la mort nous enlève jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment, plus que jamais, qu'il est important de savoir ce qu'on a par soi-même. Il n'y a que cela, on effet, qui résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans distinction, cela est et demeure la source vraie et la seule permanente du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde: la misère et la douleur le remplissent, et, quant

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