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Pourquoi ne serais-je pas heureux? César, qui est le maître du monde, qui est le maître de tout, m’aime beaucoup. Il vient de m’envoyer des cadeaux de grande valeur. Aussi il m’a promis de citer à Rome le roi de Cappadoce qui est mon ennemi. Peut-être à Rome il le crucifiera. Il peut faire tout ce qu’il veut, César. Enfin, il est le maître. Ainsi, vous voyez, j’ai le droit d’être heureux. Il n’y a rien au monde qui puisse gâter mon plaisir.

      LA VOIX D’IOKANAAN. Il sera assis sur son trône. Il sera vêtu de pourpre et d’écarlate. Dans sa main il portera un vase d’or plein de ses blasphèmes. Et l’ange du Seigneur Dieu le frappera. Il sera mangé des vers.

      HÉRODIAS. Vous entendez ce qu’il dit de vous. Il dit que vous serez mangé des vers.

      HÉRODE. Ce n’est pas de moi qu’il parle. Il ne dit jamais rien contre moi. C’est du roi de Cappadoce qu’il parle, du roi de Cappadoce qui est mon ennemi. C’est celui-là qui sera mangé des vers. Ce n’est pas moi. Jamais il n’a rien dit contre moi, le prophète, sauf que j’ai eu tort de prendre comme épouse l’épouse de mon frère. Peut-être a-t-il raison. En effet, vous êtes stérile.

      HÉRODIAS. Je suis stérile, moi. Et vous dites cela, vous qui regardez toujours ma fille, vous qui avez voulu la faire danser pour votre plaisir. C’est ridicule de dire cela. Moi j’ai eu un enfant. Vous n’avez jamais eu d’enfant, même d’une de vos esclaves. C’est vous qui êtes stérile, ce n’est pas moi.

      HÉRODE. Taisez-vous. Je vous dis que vous êtes stérile. Vous ne m’avez pas donné d’enfant, et le prophète dit que notre mariage n’est pas un vrai mariage. Il dit que c’est un mariage incestueux, un mariage qui apportera des malheurs … J’ai peur qu’il n’ait raison. Je suis sûr qu’il a raison. Mais ce n’est pas le moment de parler de ces choses. En ce moment-ci je veux être heureux. Au fait je le suis. Je suis très heureux. Il n’y a rien qui me manque.

      HÉRODIAS. Je suis bien contente que vous soyez de si belle humeur, ce soir. Ce n’est pas dans vos habitudes. Mais il est tard. Rentrons. Vous n’oubliez pas qu’au lever du soleil nous allons tous à la chasse. Aux ambassadeurs de César il faut faire tout honneur, n’est-ce pas?

      LE SECOND SOLDAT. Comme il a l’air sombre, le tétrarque.

      LE PREMIER SOLDAT. Oui, il a l’air sombre.

      HÉRODE. Salomé, Salomé, dansez pour moi. Je vous supplie de danser pour moi. Ce soir je suis triste. Oui, je suis très triste ce soir. Quand je suis entré ici, j’ai glissé dans le sang, ce qui est d’un mauvais présage, et j’ai entendu, je suis sûr que j’ai entendu un battement d’ailes dans l’air, un battement d’ailes gigantesques. Je ne sais pas ce que cela veut dire … Je suis triste ce soir. Ainsi dansez pour moi. Dansez pour moi, Salomé, je vous supplie. Si vous dansez pour moi vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez et je vous le donnerai. Oui, dansez pour moi, Salomé, et je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, fût-ce la moitié de mon royaume.

      SALOMÉ [se levant] Vous me donnerez tout ce que je demanderai, tétrarque?

      HÉRODIAS. Ne dansez pas, ma fille.

      HÉRODE. Tout, fût-ce la moitié de mon royaume.

      SALOMÉ. Vous le jurez, tétrarque?

      HÉRODE. Je le jure, Salomé.

      HÉRODIAS. Ma fille, ne dansez pas.

      SALOMÉ. Sur quoi jurez-vous, tétrarque?

      HÉRODE. Sur ma vie, sur ma couronne, sur mes dieux. Tout ce que vous voudrez je vous le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume, si vous dansez pour moi. Oh! Salomé, Salomé, dansez pour moi.

      SALOMÉ. Vous avez juré, tétrarque.

      HÉRODE. J’ai juré, Salomé.

      SALOMÉ. Tout ce que je vous demanderai, fût-ce la moitié de votre royaume?

      HÉRODIAS. Ne dansez pas, ma fille.

      HÉRODE. Fût-ce la moitié de mon royaume. Comme reine, tu serais très belle, Salomé, s’il te plaisait de demander la moitié de mon royaume. N’est-ce pas qu’elle serait très belle comme reine? … Ah! il fait froid ici! il y a un vent très froid, et j’entends … pourquoi est-ce que j’entends dans l’air ce battement d’ailes? Oh! on dirait qu’il y a un oiseau, un grand oiseau noir, qui plane sur la terrasse. Pourquoi est-ce que je ne peux pas le voir, cet oiseau? Le battement de ses ailes est terrible. Le vent qui vient de ses ailes est terrible. C’est un vent froid … Mais non, il ne fait pas froid du tout. Au contraire, il fait très chaud. Il fait trop chaud. J’étouffe. Versez-moi l’eau sur les mains. Donnez-moi de la neige à manger. Dégrafez mon manteau. Vite, vite, dégrafez mon manteau … Non. Laissez-le. C’est ma couronne qui me fait mal, ma couronne de roses. On dirait que ces fleurs sont faites de feu. Elles ont brûlé mon front. [Il arrache de sa tête la couronne, et la jette sur la table.] Ah! enfin, je respire. Comme ils sont rouges ces pétales! On dirait des taches de sang sur la nappe. Cela ne fait rien. Il ne faut pas trouver des symboles dans chaque chose qu’on voit. Cela rend la vie impossible. Il serait mieux de dire que les taches de sang sont aussi belles que les pétales de roses. Il serait beaucoup mieux de dire cela … Mais ne parlons pas de cela. Maintenant je suis heureux. Je suis très heureux. J’ai le droit d’être heureux, n’est-ce pas? Votre fille va danser pour moi. N’est-ce pas que vous allez danser pour moi, Salomé? Vous avez promis de danser pour moi.

      HÉRODIAS. Je ne veux pas qu’elle danse.

      SALOMÉ. Je danserai pour vous, tétrarque.

      HÉRODE. Vous entendez ce que dit votre fille. Elle va danser pour moi. Vous avez bien raison, Salomé, de danser pour moi. Et, après que vous aurez dansé n’oubliez pas de me demander tout ce que vous voudrez. Tout ce que vous voudrez je vous le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. J’ai juré, n’est-ce pas?

      SALOMÉ. Vous avez juré, tétrarque.

      HÉRODE. Et je n’ai jamais manqué à ma parole. Je ne suis pas de ceux qui manquent à leur parole. Je ne sais pas mentir. Je suis l’esclave de ma parole, et ma parole c’est la parole d’un roi. Le roi de Cappadoce ment toujours, mais ce n’est pas un vrai roi. C’est un lâche. Aussi il me doit de l’argent qu’il ne veut pas payer. Il a même insulté mes ambassadeurs. Il a dit des choses très blessantes. Mais César le crucifiera quand il viendra à Rome. Je suis sûr que César le crucifiera. Sinon il mourra mangé des vers. Le prophète l’a prédit. Eh bien! Salomé, qu’attendez-vous?

      SALOMÉ. J’attends que mes esclaves m’apportent des parfums et les sept voiles et m’ôtent mes sandales.

      [Les esclaves apportent des parfums et les sept voiles et ôtent les sandales de Salomé.]

      HÉRODE. Ah! vous allez danser pieds nus! C’est bien! C’est bien! Vos petits pieds seront comme des colombes blanches. Ils ressembleront à des petites fleurs blanches qui dansent sur un arbre … Ah! non. Elle va danser dans le sang! Il y a du sang par terre. Je ne veux pas qu’elle danse dans le sang. Ce serait d’un très mauvais présage.

      HÉRODIAS. Qu’est-ce que cela vous fait qu’elle danse dans le sang? Vous avez bien marché dedans, vous …

      HÉRODE. Qu’est-ce que cela me fait? Ah! regardez la lune! Elle est devenue rouge. Elle est devenue rouge comme du sang. Ah! le prophète l’a bien prédit. Il a prédit que la lune deviendrait rouge comme du sang. N’est-ce pas qu’il a prédit cela? Vous l’avez tous entendu. La lune est devenue rouge comme du sang. Ne le voyez-vous pas?

      HÉRODIAS. Je le vois bien, et les étoiles tombent comme des figues vertes, n’est-ce pas? Et le soleil devient noir comme un sac de poil, et les rois de la terre ont peur. Cela au moins on le voit. Pour une fois dans sa vie le prophète a eu raison. Les rois de la terre ont peur … Enfin, rentrons. Vous êtes malade. On va dire à Rome que vous êtes fou. Rentrons, je vous dis.

      LA VOIX D’IOKANAAN. Qui est celui qui vient

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