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Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original. Marguerite-Joséphine Weimer
Читать онлайн.Название Mémoires inédits de Mademoiselle George, publiés d'après le manuscrit original
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isbn
Автор произведения Marguerite-Joséphine Weimer
Жанр История
Издательство Public Domain
–Elle est très enrhumée, chère mademoiselle Clairon, et, aujourd'hui, vous ne pourriez la juger que défavorablement.
–Comme vous voudrez.
–Si vous le permettez, une autre fois, je vous la ferai entendre.
La grande Mlle Clairon ne répondit pas. Nous sortîmes.
–Elle est gentille, celle-là! qu'en dis-tu?
–Je dis que, chez elle, il vous tombe des glaçons sur les épaules. Je ne l'aime pas du tout, celle-là.
–Allons chez la bonne Dumesnil35.
Celle-ci, à la bonne heure! Nous entrons dans une petite chambre au rez-de-chaussée, dans la cour d'un ancien couvent, rue des Filles-Saint-Thomas. Il y avait là des habitations appartenant au gouvernement, où des artistes obtenaient de loger pour rien. Cette grande artiste avait cette misérable faveur. Une vieille bonne nous annonça. La Dumesnil était couchée (depuis quelques années, elle ne se levait plus), entourée de poules. Je la vois encore—tant elle m'a frappée—assise dans son lit, un manteau de nuit en soie bleue, un petit bonnet monté, surmonté d'un nœud en ruban bleu.
–Ah! chère Fanny, que je suis bien heureuse de te voir. Viens donc embrasser ta vieille Dumesnil. Qu'est-ce que c'est que cette belle petite que tu m'amènes? Approche, ma fille, et embrasse aussi la vieille Dumesnil!
Je la dévore des yeux, avec une curiosité incroyable. Elle avait une physionomie si expressive, l'œil et le regard de l'aigle.
J'étais stupéfaite:
–Eh! Fanny, dis-moi, c'est une élève à toi que tu m'amènes?
–Oui, bonne Dumesnil.
–Et quand débute-t-elle?
–Bientôt, ma chère.
–Ah! c'est très bien. Et dans quel rôle?
–Clytemnestre.
Elle se retourna vers moi comme si elle regardait Éryphyle. Elle était magnifique.
–Oh! oh! à son âge, c'est hardi. Sais-tu, Fanny?
–Non, ma chère amie; cette petite diablesse a des entrailles maternelles!
–Tant mieux; c'est le sentiment qui prend les hommes comme les femmes. Je vais te dire la première scène. Tu veux bien, Fanny?
–Si je le veux! Te moques-tu de moi? Ce que je désire, bonne Dumesnil, c'est qu'elle puisse se rappeler ce qu'elle va entendre.
J'entends sortir de ce petit corps amaigri une voix tonnante, un parler serré, une vérité presque familière, mais digne cependant. Au vers
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes,
on voyait Achille tout petit. Son regard sur Éryphyle faisait disparaître cette femme. On la voyait s'abaisser jusqu'à terre sous le regard pénétrant. Et le vers
Et ce n'est pas Chalchas que vous cherchez,
chaque monosyllabe avait une valeur. J'étais saisie, clouée à ma place; je disais tout bas: «Ah! l'immense femme! quelle vérité! Mais ce ne sont pas des vers qu'elle dit, cette femme! Non! C'est une mère outragée, humiliée dans son enfant. C'est une femme qui se vengera un jour bien certainement.
–Fanny, comment la Clairon vous a-t-elle reçues?
–Tu me le demandes? Mais fort mal!
Elle se mit à rire:
–Ah çà! mais elle trône donc toujours, la chère Clairon? Toujours sèche et savante, n'est-ce pas? C'est bien quelquefois; mais tu sais bien, toi, qu'avec ce ton pédant et ampoulé, on ne remue pas les masses, qu'on ne s'enfonce pas dans le cœur de son public. Elle a du cœur, dis-tu, cette petite?
–Je te l'ai dit, surtout dans la maternité.
–Bravo! bravo! C'est le sentiment le plus sympathique. Répète-moi, mon enfant, la scène d'Idamé, quand on a voulu lui enlever son enfant.
J'ai répété tout de suite, sans peur, mais avec l'émotion qu'elle m'avait donnée.
–Bien, bien, petite! Tiens! voilà mes yeux qui se mouillent. Tu as raison, Fanny, cette petite a les cordes maternelles.
–Mais, madame Dumesnil, j'aimerais bien aussi l'amour.
–Par Dieu, je crois bien, elle a raison! A ton âge, eh! moi aussi, j'aimais l'amour.
–D'ailleurs, madame, pour l'amour maternel, il faut bien connaître l'autre un peu.
–Quel rôle amoureux aimes-tu?
–Mais Aménaïde.
–Oui, oui, c'est de l'amour, mais tout simplement de l'amour. C'est Hermione qu'il faut étudier. C'est de l'amour mêlé de jalousie. Voilà le bel amour! Eh bien! c'est un rôle presque impossible; n'est-ce pas, Raucourt? Hermione amoureuse, du cœur d'abord, et qui devient féroce par l'amour-propre blessé. Cette femme emploie tous les moyens, l'ironie étouffée par les larmes, qu'elle ne veut pas laisser couler. Ce n'est pas de l'ironie froide et emportée comme celle de Roxane. Non, ce sont des larmes qu'elle retient, qui lui tombent dans la gorge. On se trompe bien quand on veut y mettre de l'amertume sèche! Cette bonne Clairon le savait, mais elle n'avait pas d'entrailles. Puis de la déclamation pour produire de grands effets. Vois-tu, petite, il faut savoir faire des sacrifices, déblayer, et vous arrivez à des effets inattendus. N'écoute pas les auteurs, surtout; ils ne veulent rien perdre, ceux-là.
–Mais Hermione, madame, est donc bien difficile?
–Demande à ton professeur ce que renferme cette grande figure. Colère, amour, coquetterie, froideur dédaigneuse devant cette belle et touchante Andromaque, cette douleur antique—que l'on pleurniche et qu'on ne représente pas!—L'incertitude, l'amour-propre outragé, les insultes qu'elle jette au visage de cette figure fataliste qu'on nomme Oreste! Pour jouer ce rôle, en vérité, il faudrait deux femmes… Vous avez la beauté, petite, ce qu'il faut pour Hermione,—cherchez et trouvez toutes les qualités. Si vous pouvez à vous seule les réunir, vous serez plus grande que nous. Si je vis encore, Fanny, viens avec elle me rendre compte de ses débuts. Elle m'intéresse pour elle et pour toi. Bonjour, mes enfants; je suis fatiguée. Le maudit théâtre, quand j'en parle, vient encore me remuer; il me soulève malgré moi de mon lit de repos, où je veux finir tranquillement avec ma vieille bonne et mes poules. Embrassez-moi toutes deux et bonne chance!
Je me retirai avec peu d'envie d'Hermione. La conversation de Dumesnil sur ce personnage ne pouvait sortir de ma pensée. Je me suis trouvée paralysée devant le rôle. Je l'ai joué souvent avec Talma, et m'y suis toujours trouvée très insuffisante, malgré les applaudissements d'un public trop indulgent. La Dumesnil m'apparaissait comme un fantôme, me disant à l'oreille: «Hein! petite, je te l'avais bien dit.»
En sortant de chez Mlle Dumesnil, Mlle Raucourt, qui aimait à me tourmenter par mille questions parfois très embarrassantes pour mon inexpérience et ma parfaite ignorance de toutes choses, cherchait à savoir s'il y avait en moi l'intelligence et quelques pensées.
–Que penses-tu de ces deux femmes?
–Moi, madame? Je n'ose dire ce que je pense; vous vous moqueriez de moi.
–Non, pas du tout! Parle avec confiance avec moi. C'est pour ton bien que je t'interroge; va un peu de toi-même.
–Eh bien! puisque vous le voulez! Cette demoiselle Clairon ne me va pas le moins du monde. Elle m'a paru tenir beaucoup à son orgueil; elle n'a, je crois, que de la sécheresse au cœur. Ce regard insolent ne m'en a pas imposé, à moi, petite fille. Elle avait, sans doute, beaucoup de talent, mais peut-être trop profond, trop calculé. N'est-il pas vrai, madame, qu'il devait être trop profond? Alors, pas d'entraînement, pas de spontanéité, point de naturel. Je suis bien hardie d'émettre ainsi mon opinion, moi qui ne sais rien. Mais, enfin, pourquoi la Dumesnil m'a-t-elle laissé tant d'émotion au cœur? Ah! c'est qu'elle était vraie, celle-là, naturelle! Elle jouait Cléopâtre et Mérope! C'est bien différent!
35
Dumesnil (Marie-Françoise Marchand, dit Mlle).—Née à Paris, rue des Marais, le 2 janvier 1713.—Strasbourg (1733).—Débute le 6 avril 1737.—Reçue le 8 octobre suivant.—Sociétaire le 2 février 1738.—Retirée le 31 mars 1776.—Décédée à Paris, 24, rue et barrière Blanche, le 1er ventôse an X (20 février 1803). (Georges Monval,