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tutoyaient Dublin qui les tutoyait aussi; même un nommé Marchand, renommé pour son nez qui n'en finissait plus, et pour sa taille la plus petite et la plus menue du monde; toute sa grêle personne disparaissait sous ce nez gigantesque. Le pauvre diable ne faisait que des annonces, mais il y mettait une importance tout à fait comique. C'est lui qui était chargé d'apporter les chaises dans la scène de Trissotin des Femmes savantes, et, d'après la tradition, de se laisser choir en apportant une chaise. Il priait Talma, Michaud, tous ceux qui se trouvaient là, de venir le voir. Quand son effet avait été grand, on venait le féliciter.

      –Vraiment, Talma, tu ne me flattes pas? tu as été content? Dis-donc cela au Comité. C'est que vraiment, tu le vois, on est injuste, on m'arrête dans ma carrière.

      Talma est naïf, bon enfant même, s'amusant de toutes ces plaisanteries. Ce Talma, dont le regard faisait trembler et frémir tout un auditoire, dans la vie privée, doux, simple et calme. On ne se préoccupait pas d'argent. On ne songeait qu'aux succès. On était bien artiste.

      Parmi ces artistes simples et sans fierté, il y en avait pourtant, dont la fierté était souvent impertinente. Monvel racontait qu'un jour, en pleine assemblée, la très impériale Clairon, qui regardait ses camarades comme des vassaux, dit:

      –Vous devez savoir, messieurs, que, quand je joue deux ou trois fois, je vous nourris pour tout un mois.

      –Chère mademoiselle Clairon, lui répondit Molé, en faisant un saut de marquis, c'est donc pourquoi je suis si maigre!

      Mlle Contat avait sa part d'arrogance; elle était très spirituelle et très charmante, quand elle voulait l'être. C'est une fantaisie qu'elle avait rarement. On ne l'approchait que si elle le permettait. Quel grand talent! quelle grande dame! Une tête ravissante, les plus beaux yeux noirs qu'on puisse imaginer; le regard si fin; une bouche riante, moqueuse, le talent était large et franc; les grandes manières de la cour, la tête haute. Elle jouait en s'amusant. Il ne fallait pas la voir dans le sentiment, impossible de jeter la moindre mélancolie sur cette physionomie. La mère coupable, la femme jalouse, ah! ce n'était plus Mlle Contat. Son organe alors devenait glapissant; des larmes prises dans la tête; c'était à faire souffrir. Aussi elle s'en dédommageait, quand elle reparaissait pour se rire de tout le monde. Dans la Comédie des femmes, où elle était étourdissante de comique avec ce Fleury, qui ne lui cédait en rien pour le persiflage, dans une scène avec lui où elle veut prendre le ton sentimental, il lui dit: «Laissons là le tragique: vous avez tant de grâce à jouer le comique!» On applaudissait à dix reprises sans claqueurs. Ils étaient peu en faveur: on les mettait fort souvent à la porte. Faisait-on mal?

      Le théâtre, à cette époque, était tout autre; il y avait bien aussi à subir de petites menées, mais cela se passait sans trop de scandale. Les jalousies théâtrales existaient, existeront toujours, mais l'émulation avait quelque chose de plus noble; on désirait faire mieux que son prédécesseur, on travaillait sérieusement. Le public alors était très enthousiaste et très sévère; on était donc sans cesse sur ses gardes. On savait qu'une négligence serait punie; on faisait donc de vrais artistes. C'était de l'art et non du métier. C'est beau d'être vraiment artiste, de ne pas songer à l'avenir. L'avenir, s'en préoccuper est chose si triste, si parcimonieuse! Les idées mercantiles ne vont pas aux arts; il nous faut de l'exaltation, du montant. Sans cette fièvre permanente, comment aurait-on le courage de paraître devant un public qui vient vous guetter, qui vous attend, qui vous magnétise, et qu'il faut magnétiser pour vous mettre en communication avec lui? Quand vous avez obtenu pendant votre représentation un succès d'enthousiasme, vous rentrez dans votre loge toute haletante, toute fiévreuse, entourée d'hommages. Pensez-vous à compter avec vous-même? Peu vous importe, en vérité! Vous payez—quand vous le pouvez—votre cuisinière ou votre cuisinier, sans vous inquiéter s'il vous trompe de quelques carottes. Soyez donc artistes, si vous entrez dans ces détails! Le fameux comédien Baron disait: «Les artistes devraient être élevés sur les genoux des reines.» Il avait bien raison: là, on ne compte pas!

      Enfin, nous voici aux débuts de Mlle Duchesnois. Elle débuta à Versailles. C'était l'usage. On ne faisait pas du Théâtre-Français une école d'enseignement mutuel, une exhibition grotesque de personnages, femmes ou hommes, qui se disaient en s'éveillant: «Je veux jouer la tragédie: ce genre m'amuse. Je vais débuter au Théâtre-Français; si je ne réussis pas, eh bien, j'irai à Quimper-Corentin.»

      (Valmore, je ne sais dans quel rôle; je crois que c'était Didon.) Son succès fut médiocre. On en vint instruire Mlle Raucourt qui fut très heureuse, elle et ses nombreux amis. On fut très alarmé dans le camp ennemi de cet insuccès. On s'agita. M. Legouvé, professeur de Mlle Duchesnois, fut très naturellement fort inquiet. Mme Legouvé, femme d'esprit et d'intelligence, ne négligea rien, employa tous les moyens pour obtenir une revanche éclatante. Mme de Montesson, le général de Valence, tous furent sous les armes! Toutes les forces réunies pour ne pas manquer cette seconde épreuve! C'était de toute justice. Cette chère Mlle Duchesnois était comme moi: elle avait besoin d'un succès. Née d'une famille très pauvre, que serait-elle devenue? Elle était bonne, elle désirait comme moi les rendre heureux! Les femmes ne manquaient pas à cette représentation! Les femmes sont si bonnes, si indulgentes! Quand elles entendent dire:

      –Quel dommage que la débutante ait un physique si malheureux! Mais non, elle est bien, cette femme; sa taille est bien prise.

      –Oui, mais elle est bien maigre, bien noire.

      –Vous trouvez? Vous êtes difficile. Moi, je la trouve une assez belle personne. Pour son talent, il est très heureux qu'elle ne soit pas belle; elle s'occupera avec plus d'ardeur de son art. Les flatteurs, les adorateurs ne viendront pas la distraire de ses études; elle fera une grande artiste. Nous viendrons l'entendre souvent; nous aurons du plaisir à la voir.

      –Je le crois facilement, ma chère, répond le mari; vous gagnerez toujours à la comparaison. Ah! les femmes raffoleront de Duchesnois.

      Quoi qu'il en soit, Mlle Duchesnois eut de très bons débuts; elle avait de très belles qualités: une voix harmonieuse, une grande chaleur, une belle prononciation.

      On lui reprochait de trop chanter le vers, de le psalmodier; c'était l'opinion de Talma surtout, lui qui parlait si bien la tragédie! Quant à moi, il ne m'appartient pas de juger Mlle Duchesnois. La rivalité, je dirai même la lutte, qu'on voulut établir entre nous, m'impose silence, et je dois garder ma jeune opinion pour moi seule37.

      Ses débuts terminés, on attendait avec curiosité ceux de l'élève de Raucourt. Ce sera très piquant de voir cette élève de quatorze ans en présence de la Duchesnois. Quel attrait pour un public de voir aux prises les deux débutantes! Ce sera amusant. Qui l'emportera? L'attention se divisait; on s'agitait, on assiégeait le bureau de location. Le théâtre est une grande affaire: on accourait de toutes parts pour retenir des places avec la même ardeur que l'on s'agite aujourd'hui à la porte de Mirés pour obtenir des actions. Me voici; j'arrive avec enfantillage dans cette arène. Je suis annoncée: Clytemnestre d'Iphigénie en Aulide, mon début.

      (Voici, mon amie Valmore, les journaux; vous y verrez la date.)

      Mlle Raucourt me présenta à l'Assemblée générale: toute la Comédie-Française me fit un accueil maternel. Je le devais à l'amitié et aux égards que l'on avait pour Mlle Raucourt (les égards et les bonnes façons étaient d'usage); on me traita comme l'enfant de la maison. Le lendemain, répétition, Mlle Raucourt présente. Je reçus tous les encouragements si nécessaires à ce moment vraiment suprême. Mlle Raucourt était plus agitée que moi. J'ignorais le danger; je riais et m'amusais de tout, à tel point que, la veille de mon début, revenant de la rue Taitbout, rue des Colonnes, je gaminais, en frappant et sonnant à toutes les portes. Je n'avais plus que quelques heures de cette existence de joie et d'indifférence, pour m'enfoncer tout entière dans la vie agitée. A midi, la foule encombrait déjà toutes les issues du théâtre. (C'est vrai, chère madame Valmore; je ne mens pas.) A quatre heures et demie, pour entrer par la porte des artistes, on fut obligé de faire venir la garde pour faire faire passage, et cette pauvre Mlle Raucourt venait de se fouler le pied. Mais cette femme courageuse

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<p>37</p>

Il a paru en 1803 un opuscule intitulé: «La Conjuration de Mlle Duchesnois contre Mlle George Weymer pour lui ravir la couronne, avec les pièces justificatives recueillies par M. J. Boullault. Ouvrage dédié au Parterre, à l'Orchestre, aux Loges, aux Galeries, à l'Amphithéâtre et même au Paradis du Théâtre Français. A Paris, chez Pillet jeune, libraire, place des Trois Marie près du Pont-Neuf, n. 2, et chez Martinet, libraire, rue du Coq Honoré, n. 124. An XI-1803.» Cet opuscule n'a pas moins de quatre-vingts pages! Avec quelle passion dans ce temps-là on s'occupait du théâtre!