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nous ne voulons pas vous déranger, s'écria l'abbé Faujas. Je vous prie en grâce de ne pas vous gêner pour nous.

      – Non, non, que diable! je ne suis pas un maniaque; je n'en mourrai pas, pour une fois.

      Le prêtre insista. Voyant que Marthe se défendait avec plus de vivacité encore que son mari, il se tourna vers sa mère, qui restait silencieuse, les deux mains croisées devant elle.

      – Mère, lui dit-il, faites donc un piquet avec monsieur Mouret. Elle le regarda attentivement dans les yeux. Mouret continuait à s'agiter, refusant, déclarant qu'il ne voulait pas troubler la soirée; mais, quand le prêtre lui eut dit que sa mère était d'une jolie force, il faiblit, il murmura:

      – Vraiment?.. Alors, si madame le veut absolument, si cela ne contrarie personne…

      – Allons, mère, faites une partie, répéta l'abbé Faujas d'une voix plus nette.

      – Certainement, répondit-elle enfin, ça me fera plaisir… Seulement, il faut que je change de place.

      – Pardieu! ce n'est pas difficile, reprit Mouret enchanté. Vous allez changer de place avec votre fils… Monsieur l'abbé, ayez donc l'obligeance de vous mettre à côté de ma femme; madame va s'asseoir là, à côté de moi… Vous voyez, c'est parfait, maintenant.

      Le prêtre, qui s'était d'abord assis en face de Marthe, de l'autre côté de la table, se trouva ainsi poussé auprès d'elle. Ils furent même comme isolés à un bout, les joueurs ayant rapproché leurs chaises pour engager la lutte. Octave et Serge venaient de monter dans leur chambre. Désirée, comme à son habitude, dormait sur la table. Quand dix heures sonnèrent, Mouret, qui avait perdu une première partie, ne voulut absolument pas aller se coucher; il exigea une revanche. Madame Faujas consulta son fils d'un regard; puis, de son air tranquille, elle se mit à battre les cartes. Cependant, l'abbé échangeait à peine quelques mots avec Marthe. Ce premier soir, il parla de choses indifférentes, du ménage, du prix des vivres à Plassans, des soucis que les enfants causent. Marthe répondait obligeamment, levant de temps à autre son regard clair, donnant à la conversation un peu de sa lenteur sage.

      Il était près d'onze heures, lorsque Mouret jeta ses cartes avec quelque dépit.

      – Allons, j'ai encore perdu, dit-il. Je n'ai pas eu une belle carte de la soirée. Demain, j'aurai peut-être plus de chance… A demain, n'est-ce pas, madame?

      Et comme l'abbé Faujas s'excusait, disant qu'ils ne voulaient pas abuser, qu'ils ne pouvaient les déranger ainsi chaque soir:

      – Mais vous ne nous dérangez pas! s'écria-t-il; vous nous faites plaisir… D'ailleurs, que diable! je perds, madame ne peut me refuser une partie.

      Quand ils eurent accepté et qu'ils furent remontés, Mouret bougonna, se défendit d'avoir perdu. Il était furieux.

      – La vieille est moins forte que moi, j'en suis sûr, dit-il à sa femme. Seulement elle a des yeux! C'est à croire qu'elle triche, ma parole d'honneur!.. Demain, il faudra voir.

      Dès lors, chaque jour, régulièrement, les Faujas descendirent passer la soirée avec les Mouret. Il s'était engagé une bataille formidable entre la vieille dame et son propriétaire. Elle semblait se jouer de lui, le laisser gagner juste assez pour ne pas le décourager; ce qui l'entretenait dans une rage sourde, d'autant plus qu'il se piquait de jouer fort joliment le piquet. Lui, rêvait de la battre pendant des semaines entières, sans lui laisser prendre une partie. Elle, gardait un sang-froid merveilleux; son visage carré de paysanne restait muet, ses grosses mains abattaient les cartes avec une force et une régularité de machine. Dès huit heures, ils s'asseyaient tous deux à leur bout de table, s'enfonçant dans leur jeu, ne bougeant plus.

      A l'autre bout, aux deux côtés du poêle, l'abbé Faujas et Marthe étaient comme seuls. L'abbé avait un mépris d'homme et de prêtre pour la femme; il l'écartait, ainsi qu'un obstacle honteux, indigne des forts. Malgré lui, ce mépris perçait souvent dans une parole plus rude. Et Marthe, alors, prise d'une anxiété étrange, levait les yeux, avec une de ces peurs brusques qui font regarder derrière soi si quelque ennemi caché ne va pas lever le bras. D'autres fois, au milieu d'un rire, elle s'arrêtait brusquement, en apercevant sa soutane; elle s'arrêtait, embarrassée, étonnée de parler ainsi avec un homme qui n'était pas comme les autres. L'intimité fut longue à s'établir entre eux.

      Jamais l'abbé Faujas n'interrogea nettement Marthe sur son mari, ses enfants, sa maison. Peu à peu, il n'en pénétra pas moins dans les plus minces détails de leur histoire et de leur existence actuelle. Chaque soir, pendant que Mouret et madame Faujas se battaient rageusement, il apprenait quelque fait nouveau. Une fois, il fit la remarque que les deux époux se ressemblaient étonnamment.

      – Oui, répondit Marthe avec un sourire; quand nous avions vingt ans, on nous prenait pour le frère et la soeur. C'est même un peu ce qui a décidé notre mariage; on plaisantait, on nous mettait toujours à côté l'un de l'autre, on nous disait que nous ferions un joli couple. La ressemblance était si frappante, que le digne monsieur Compan, qui pourtant nous connaissait, hésitait à nous marier.

      – Mais vous êtes cousin et cousine? demanda le prêtre.

      – En effet, dit-elle en rougissant légèrement, mon mari est un Macquart, moi je suis une Rougon.

      Elle se tut un instant, gênée, devinant que le prêtre connaissait l'histoire de sa famille, célèbre à Plassans. Les Macquart étaient une branche bâtarde des Rougon.

      – Le plus singulier, reprit-elle pour cacher son embarras, c'est que nous ressemblons tous les deux à notre grand'mère. La mère de mon mari lui a transmis cette ressemblance, tandis que, chez moi, elle s'est reproduite à distance. On dirait qu'elle a sauté par-dessus mon père.

      Alors l'abbé cita un exemple semblable dans sa famille. Il avait une soeur qui était, paraissait-il, le vivant portrait du grand-père de sa mère. La ressemblance, dans ce cas, avait sauté deux générations, Et sa soeur rappelait en tout le bon-homme par son caractère, les habitudes, jusqu'aux gestes et au son de la voix.

      – C'est comme moi, dit Marthe, j'entendais dire, quand j'étais petite: «C'est tante Dide tout craché.» La pauvre femme est aujourd'hui aux Tulettes; elle n'avait jamais eu la tête bien forte… Avec l'âge, je suis devenue tout à fait calme, je me suis mieux portée; mais, je me souviens, à vingt ans, je n'était guère solide, j'avais des vertiges, des idées baroques. Tenez, je ris encore, quand je pense quelle étrange gamine je faisais.

      – Et votre mari?

      – Oh! lui tient de son père, un ouvrier chapelier, une nature sage et méthodique… Nous nous ressemblions de visage; mais pour le dedans, c'était autre chose… A la longue, nous sommes devenus tout à fait semblables. Nous étions si tranquilles, dans nos magasins de Marseille! J'ai passé là quinze années qui m'ont appris à être heureuse, chez moi, au milieu de mes enfants.

      L'abbé Faujas, chaque fois qu'il la mettait sur ce sujet, sentait en elle une légère amertume. Elle était certainement heureuse, comme elle le disait; mais il croyait deviner d'anciens combats dans cette nature nerveuse, apaisée aux approches de la quarantaine. Et il s'imaginait ce drame, cette femme et ce mari, parents de visage, que toutes leurs connaissances jugeaient faits l'un pour l'autre, tandis que, au fond de leur être, le levain de la bâtardise, la querelle des sangs mêlés et toujours révoltés, irritaient l'antagonisme de deux tempéraments différents. Puis, il s'expliquait les détentes fatales d'une vie réglée, l'usure des caractères par les soucis quotidiens du commerce, l'assoupissement de ces deux natures dans cette fortune gagnée en quinze années, mangée modestement au fond d'un quartier désert de petite ville. Aujourd'hui, bien qu'ils fussent encore jeunes tous les deux, il ne semblait plus y avoir en eux que des cendres. L'abbé essaya habilement de savoir si Marthe était résignée. Il la trouvait très-raisonnable.

      – Non, disait-elle, je me plais chez moi; mes enfants me suffisent. Je n'ai jamais été très-gaie. Je m'ennuyais un peu, voilà tout; il m'aurait fallu une occupation d'esprit que je n'ai pas trouvée … Mais à quoi bon? Je me serais peut-être cassé

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