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sacrée cigale de Félicité!.. Je me rappelle toujours le salon jaune, avec son tapis usé, ses consoles sales, la mousseline de son petit lustre couverte de chiures de mouches… La voilà qui reçoit les demoiselles Rastoil à présent. Hein! comme elle manoeuvre la queue de sa robe… Cette vieille-là, mon brave, crèvera un soir de triomphe, au milieu de son salon vert.

      L'abbé Faujas avait roulé doucement la tête, de façon à voir ce qui passait dans le grand salon. Il y aperçut madame Rougon, vraiment superbe, au milieu du cercle qui l'entourait; elle semblait grandir sur ses pieds de naine, et courber toutes les échines autour d'elle, d'un regard de reine victorieuse. Par instants, une courte pâmoison faisait battre ses paupières, dans les reflets d'or du plafond, dans la douceur grave des tentures.

      – Ah! voici votre père, dit la voix grasse; voici ce bon docteur qui entre… C'est bien surprenant que le docteur ne vous ait pas raconté ces choses. Il en sait plus long que moi.

      – Eh! mon père a peur que je ne le compromette, reprit l'autre gaiement. Vous savez qu'il m'a maudit, en jurant que je lui ferai perdre sa clientèle… Je vous demande pardon, j'aperçois les fils Maffre, je vais leur serrer la main.

      Il y eut un bruit de chaises, et l'abbé Faujas vit un grand jeune homme, au visage déjà fatigué, traverser le petit salon. L'autre personnage, celui qui accommodait si allègrement les Rougon, se leva également. Une dame qui passait se laissa dire par lui des choses fort douces; elle riait, elle l'appelait «ce cher monsieur de Condamin». Le prêtre reconnut alors le bel homme de soixante ans que Mouret lui avait montré dans le jardin de la sous-préfecture. M. de Condamin vint s'asseoir à l'autre coin de la cheminée. Là, il fut tout surpris d'apercevoir l'abbé Faujas, que le dossier du fauteuil lui avait caché; mais il ne se déconcerta nullement, il sourit, et avec un aplomb d'homme aimable:

      – Monsieur l'abbé, dit-il, je crois que nous venons de nous confesser sans le vouloi… C'est un gros péché, n'est-ce pas, que de médire du prochain? Heureusement que vous étiez là pour nous absoudre.

      L'abbé, si maître qu'il fût de son visage, ne put s'empêcher de rougir légèrement. Il entendit à merveille que M. de Condamin lui reprochait d'avoir retenu son souffle pour écouter. Mais celui-ci n'était pas homme à garder rancune à un curieux, au contraire. Il fut ravi de cette pointe de complicité qu'il venait de mettre entre le prêtre et lui. Cela l'autorisait à causer librement, à tuer la soirée en racontant l'histoire scandaleuse des personnes qui étaient là. C'était son meilleur régal. Cet abbé nouvellement arrivé à Plassans lui semblait un excellent auditeur; d'autant plus qu'il avait une vilaine mine, une mine d'homme bon à tout entendre, et qu'il portait une soutane vraiment trop usée pour que les confidences qu'on se permettrait avec lui pussent tirer à conséquence.

      Au bout d'un quart d'heure, M. de Condamin s'était mis tout à l'aise. Il expliquait Plassans à l'abbé Faujas, avec sa grande politesse d'homme du monde.

      – Vous êtes étranger parmi nous, monsieur l'abbé, disait-il; je serais enchanté, si je vous étais bon à quelque chose… Plassans est une petite ville où l'on s'accommode un trou à la longue. Moi, je suis des environs de Dijon. Eh bien! lorsqu'on m'a nommé ici conservateur des eaux et forêts, je détestais le pays, je m'y ennuyais à mourir. C'était à la veille de l'empire. Après 51 surtout, la province n'a rien eu de gai, je vous assure. Dans ce département, les habitants avaient une peur de chien. La vue d'un gendarme les aurait fait rentrer sous terre… Cela s'est calmé peu à peu, ils ont repris leur traintrain habituel, et, ma foi, j'ai fini par me résigner. Je vis au dehors, je fais de longues promenades à cheval, je me suis créé quelques relations.

      Il baissa la voix, il continua d'un ton confidentiel:

      – Si vous m'en croyez, monsieur l'abbé, vous serez prudent. Vous ne vous imaginez pas dans quel guêpier j'ai failli tomber… Plassans est divisé en trois quartiers absolument distincts: le vieux quartier, où vous n'aurez que des consolations et des aumônes à porter; le quartier Saint-Marc, habité par la noblesse du pays, un lieu d'ennui et de rancune dont vous ne sauriez trop vous mélier; et la ville neuve, le quartier qui se bâtit en ce moment encore autour de la sous-préfecture, le seul possible, le seul convenable… Moi, j'avais commis la sottise de descendre dans le quartier Saint-Marc, où je pensais que mes relations devaient m'appeler. Ah! bien oui, je n'ai trouvé que des douairières sèches comme des échalas et des marquis conservés sur de la paille. Tout le monde pleure le temps où Berthe filait. Pas la moindre réunion, pas un bout de fête; une conspiration sourde contre l'heureuse paix dans laquelle nous vivons… J'ai manqué me compromettre, ma parole d'honneur. Péqueur s'est moqué de moi… monsieur Péqueur des Saulaies, notre sous-préfet, vous le connaissez?.. Alors j'ai passé le cours Sauvaire, j'ai pris un appartement là, sur la place. Voyez-vous, à Plassans, le peuple n'existe pas, la noblesse est indécrottable; il n'y a de tolérable que quelques parvenus, des gens charmants qui font beaucoup de frais pour les hommes en place. Notre petit monde de fonctionnaires est très-heureux. Nous vivons entre nous, à notre guise, sans nous soucier des habitants, comme si nous avions planté notre tente en pays conquis.

      Il eut un rire de satisfaction, s'allongeant davantage, présentant ses semelles à la flamme; puis, il prit un verre de punch sur le plateau d'un domestique qui passait, but lentement, tout en continuant à regarder l'abbé Faujas du coin de l'oeil. Celui-ci sentit que la politesse exigeait qu'il trouvât une phrase.

      – Cette maison paraît fort agréable, dit-il en se tournant à demi vers le salon vert, où les conversations s'animaient.

      – Oui, oui, répondit M. de Condamin, qui s'arrêtait de temps à autre pour avaler une petite gorgée de punch; les Rougon nous font oublier Paris. On ne se croirait jamais à Plassans, ici. C'est le seul salon où l'on s'amuse, parce que c'est le seul où toutes les opinions se coudoient.. Péqueur a également des réunions fort aimables … Ça doit leur coûter bon, aux Rougon, et ils ne touchent pas des frais de bureau comme Péqueur; mais ils ont mieux que ça, ils ont les poches des contribuables.

      Cette plaisanterie l'enchanta. Il posa sur la cheminée le verre vide qu'il tenait à la main; et, se rapprochant, se penchant:

      – Ce qu'il y a d'amusant, ce sont les comédies continuelles qui se jouent. Si vous connaissiez les personnages!.. Vous voyez madame Rastoil là-bas, au milieu de ses deux filles, cette dame de quarante-cinq ans environ, celle qui a cette tête de brebis bêlante …Eh bien! avez-vous remarqué le battement de ses paupières, lorsque Delangre est venu s'asseoir en face d'elle? ce monsieur qui a l'air d'un polichinelle, ici, à gauche… Ils se sont connus intimement, il y a quelque dix ans. On dit qu'une des deux demoiselles est de lui, mais on ne sait plus bien laquelle… Le plus drôle est que Delangre, vers la même époque, a eu de petits ennuis avec sa femme; on raconte que sa fille est d'un peintre que tout Plassans connaît.

      L'abbé Faujas avait cru devoir prendre une mine grave pour recevoir de pareilles confidences; il fermait complètement les paupières; il semblait ne plus entendre. M. de Condamin reprit, comme pour se justifier:

      – Si je me permets de parler ainsi de Delangre, c'est que je le connais beaucoup. Il est diantrement fort, ce diable d'homme! Je crois que son père était maçon. Il y a une quinzaine d'années, il plaidait les petits procès dont les autres avocats ne voulaient pas. Madame Rastoil l'a positivement tiré de la misère; elle lui envoyait jusqu'à du bois l'hiver, pour qu'il eût bien chaud. C'est par elle qu'il a gagné ses premières causes… Remarquez que Delangre avait alors l'habileté de ne montrer aucune opinion politique. Aussi, en 52, lorsqu'on a cherché un maire, a-t-on immédiatement songé à lui; lui seul pouvait accepter une pareille situation sans effrayer aucun des trois quartiers de la ville. Depuis ce temps, tout lui a réussi. Il a le plus bel avenir. Le malheur est qu'il ne s'entend guère avec Péqueur; ils discutent toujours ensemble sur des bêtises.

      Il s'arrêta, en voyant revenir le grand jeune homme avec lequel il causait un instant auparavant.

      – Monsieur Guillaume Porquier, dit-il en le présentant à l'abbé, le fils du docteur Porquier.

      Puis, lorsque Guillaume se fut assis, il lui demanda en ricanant:

      – Eh bien! qu'avez-vous vu de beau, là, à

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