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de ta fange et de ton ignorance, tu aspires au paradis de là-haut! est-ce que ton évêque ne se fait pas, lui, en ce monde un paradis? est-ce que seul il ne jouit pas des biens du créateur? Tu le sais, les greniers de ton maître regorgent de pur froment; ses étables sont pleines de troupeaux gras; ses viviers, de poissons; son cellier, de vins vieux; ses volières, d'oiseaux délicats; il chasse en forêt la succulente venaison; il chasse en plaine le fin gibier… après quoi il godaille, ripaille, dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta soeur…

      –Mensonge!.. mon seigneur et évêque ne peut faillir…

      –Pauvre frère!.. cela ne te révolte pas, de voir les Franks maîtres implacables de cette belle Auvergne, qu'ils nous ont larronnée? de cette riche Auvergne, où tes pères, aujourd'hui esclaves et dépouillés de leurs biens, vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champs paternels?

      –Mon évêque m'a commandé d'obéir aux Franks et à leurs rois comme à lui-même… Puisque leurs rois sont fils soumis de l'Église, le mal qu'ils nous font, l'esclavage qu'ils nous imposent, sont des épreuves que le Seigneur Dieu nous envoie, et il faut les bénir à coeur joie ces épreuves; plus elles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires pour notre salut…

      –Mais, pauvre frère, ces épreuves d'asservissement, de faim, de froid, de labeur écrasant, de misère affreuse, que, pour ton salut, te prêche ton évêque, à son profit, est-ce qu'il les subit, lui, ces dures peines? ne vit-il pas, comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse et l'abondance?

      –Arrière… tu veux me tenter, Satan! laisse-moi prier… Je fermerai les yeux, je boucherai mes oreilles. Saint évêque Loup! grand Saint-Loup! protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêque Cautin!

      –Pauvre créature! méchamment hébêtée, avilie, dégradée par les prêtres… c'est une tendre pitié que tu m'inspires! – dit Ronan.

      –Et voilà pourtant ce que les évêques ont fait de ce fier peuple gaulois! lui, jadis l'orgueil du monde, il se courbe aujourd'hui, lâche et tremblant, devant une poignée de barbares!..

      –Tu dis vrai, Ronan; presque tous les esclaves sont, comme ce malheureux, tombés dans un lâche hébêtement… le mal gagne de jour en jour… Ah! c'en est fait de la vieille Gaule… les Franks lui voleront jusqu'à son nom…

      –S'il en est ainsi, moi, Ronan! par la torche de l'incendie! par l'épée du massacre, par l'ivresse de l'orgie! je le jure! je le jure! tant qu'il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gaulois déshérités de tout… jusqu'à notre nom! nous danserons à travers les flammes, nous boirons sur des ruines, nous ferons l'amour sur la cendre des palais et des églises!..

      Et Ronan se mit à chanter le refrain des Vagres:

      «Les Franks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes de loups… Vivons en loups, vivons en joie… l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes…»

      –Allons, Simon, le miracle de l'évêque doit être joué.

      –Oui… d'ailleurs je marcherai seul à distance de vous dans le souterrain… Si je vois de loin de la clarté, je viendrai vous avertir.

      –Mais cet esclave, qui est là marmottant à genoux ses patenôtres au grand Saint-Loup?

      –La foudre tomberait à ses pieds qu'il ne bougerait point… il s'en ira comme il est venu… sur ses deux genoux.

      –Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons l'évêque… Marche, Simon.

      –Suis-moi, Ronan.

      Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant à demi-voix:

      «Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois…»

      Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale?.. Ce qu'ils faisaient?.. ils buvaient coup sur coup; le leude du comte était retourné au burg chercher l'esclave… En l'attendant, l'évêque Cautin, chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu quitter la salle du festin; il n'osait, se croyant protégé par la sainte présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de proie effaré.

      L'ermite laboureur, comme d'habitude, rêvait ou observait en silence…

      –Qu'as-tu donc? – dit l'évêque au comte, – tu es triste, tu ne bois plus… Tout à l'heure fratricide, tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige… déride-toi donc; ta conscience n'est-elle pas nette? réponds donc… M'aurais-tu caché quelque autre crime?.. le moment serait mal choisi… tu l'as vu, l'enfer n'est pas loin…

      –Tais-toi, patron… tais-toi… je me sens si faible, que je ne porterais pas un chevreuil sur mes épaules, moi qui porterais un sanglier… N'abandonne pas ton fils en Christ! toi, qui peux conjurer les démons, je ne te quitterai pas d'ici au jour…

      –Tu me quitteras pourtant tout à l'heure, lorsque la petite esclave sera venue; il faudra que je la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu.

      –Aussi vrai qu'un de mes aïeux s'appelait l'Aigle terrible en Germanie, je ne te quitterai pas plus que ton ombre…

      –Un des aïeux de ce Neroweg se nommait l'Aigle terrible en Germanie… la rencontre est étrange, – pensait l'ermite… – Ainsi nos deux races ennemies, Franke et Gauloise, se sont rencontrées, se rencontrent… se rencontreront peut-être encore à travers les âges…

      –Bon patron, – dit Neroweg, – d'ici au jour, je ne te quitterai pas plus que ton ombre.

      –Comte, prends garde… ta terreur me prouve que ton âme n'est pas tranquille… avoue-le, tu ne m'as pas tout dit?

      –Si, si, je t'ai tout dit.

      –Dieu le veuille, pour le salut de ton âme… Mais déride-toi donc… tiens, parlons un peu de chasse… comme toi, je suis fin veneur; cette conversation t'égayera… Et à propos de chasse, un reproche.

      –À moi?

      –À toi ou à tes esclaves forestiers… L'autre jour ils sont venus lancer trois cerfs au milieu des bois de l'Église… tu sais, dans l'enceinte touchant à ce bout de ta forêt, séparé du restant de tes domaines par la rivière?

      –Si mes esclaves forestiers ont lancé des cerfs chez toi, tes esclaves en lanceront une autre fois chez moi: nos bois ne sont séparés que par une route.

      –C'est dommage… notre limite à tous deux devrait être la rivière.

      –Il me faudrait pour cela t'abandonner les cinq cents arpents de bois qui sont en delà de la rivière.

      –Est-ce que tu y tiens beaucoup à ce bout de forêt? elle est bien chétive en cet endroit-là…

      –Chétive! il y a des chênes de vingt coudées, et c'est la partie la plus giboyeuse de mes biens…

      –Tu vantes ton domaine, c'est ton droit; mais, dans ton intérêt même, tu serais mieux et plus sûrement limité, si tu l'étais par la rivière, et si tu te débarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent à mes terres..

      –Pourquoi me parles-tu de mes bois? je n'ai plus d'absolution à te demander… entends-tu, évêque?

      –Non… tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton frère Ursio… tu as expié ces crimes en douant l'Église: tu es absous… Cependant… et cela me revient seulement maintenant

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