Скачать книгу

anéantir les traces de civilisation de la Gaule vaincue. Au surplus, comment les Mérovingiens, dénomination collective d’un peuple et non particulière à une race des rois, auraient-ils été portés à bâtir sur un sol dont rien n’assurait, même pour la plus faible durée de temps, la possession et l’intégrité immobilières? Cinq partages d’états, on le sait, eurent lieu sous les Mérovingiens, qui vécurent et moururent, cela n’est pas douteux, dans les bâtimens romains, assez beaux et assez spacieux pour des barbares. S’ils en brisèrent beaucoup, on doit considérer que, pour l’homme qui n’est pas de moitié dans la confidence d’un monument, dans l’inspiration religieuse ou politique qui l’a élevé, un monument n’est qu’une pierre, et cette pierre insulte à la nullité naturelle de son intelligence; il n’aura pas plus de respect pour les livres. Aux yeux de celui qui n’en possède pas la clef, un livre est une énigme décourageante, une ironie muette contre laquelle on se venge pour l’avoir subie sans la mériter.

      Quoique mieux assise sur le territoire mouvant dont elle dépouilla la première race, la race dite carlovingienne ne nous a pas transmis de preuves plus significatives de son occupation. On ne comparera sous aucun rapport les invasions normandes dont elle eut à souffrir dans quelques-unes de ses provinces au débordement de barbares que Charlemagne, à son avénement, refoula à leur source. Charlemagne fut un éclair dans la nuit, illuminant le monde entre les ténèbres qui l’avaient précédé et les ténèbres qui le suivirent. Comme tous les génies qui paraissent dans les temps stériles, il eut l’orgueil de ne puiser qu’en lui-même les ressources de ses entreprises. La force lui manqua; car la force en politique n’est que la durée; et Charlemagne ne vécut pas assez. Géant dont les jours d’existence auraient dû se compter par siècles, à sa mort, qui ne se fit pas plus attendre que celle d’un autre homme, son empire descendit dans la tombe avec lui. Les marbres d’Aix-la-Chapelle scellèrent sous un même couvercle et la boule du monde, symbole de son pouvoir, et la main qui l’avait enfermée.

      Il nous reste, de la domination des rois Visigoths, la forteresse qui s’élève au point de jonction de la Sedelle et de la Creuse. Possédée par Louis d’Aquitaine, un des enfans de Charlemagne, elle devint son habitation d’hiver, et fut plus tard la résidence des comtes héréditaires de la Marche, auxquels succèdèrent les apanagistes après la réunion du comté de la Marche à la couronne. Ébranlé par Louis XI, démantelé par Richelieu, le château de Crozant est assis au milieu de la France, à la cime nébuleuse d’une montagne qu’entoure un pays désolé, au-dessus du niveau bouillonnant de deux rivières, la Sedelle et la Creuse.

      A côté de ce formidable témoignage de la vigueur féodale, il faut placer les tours de Coucy et de Montlhéry, gigantesques ruines arrivées jusqu’à nous, et dont nous conseillons impérieusement la conservation. On grouperait autour de ces deux pierres étagées de tant de souvenirs les châteaux forts construits à la même époque. Viendraient ensuite les châteaux à grand caractère bâtis sous la branche opulente des Valois et sous celle des Bourbons.

      Les deux tours de Coucy et de Montlhéry peuvent se comparer à ces pics élevés qui ont dû voir sous eux les eaux du déluge sans en être couverts ni renversés. Les guerres civiles qui lient la seconde race à la troisième, et tous les troubles nés sous celle-ci, se sont rués comme de l’écume et du sable aux pieds de ces deux tours; mais les hommes et leurs machines de guerre, toutes puissantes qu’elles fussent, leur ont causé moins de dommages que les oiseaux de proie. De leur bec de fer, ils déchiquètent chaque jour ces Babel si lentes à s’écrouler. Coucy n’a plus aucune marque des blessures que lui porta Thibault-le-Tricheur, comte de Blois, ni de celles que lui firent si profondément, pour la posséder et la baptiser de leur nom, les sires de Coucy; mais cette tour s’émiette, bribe à bribe, sous la serre des corbeaux. Voilà à qui elle est restée depuis ces terribles seigneurs dont chaque membre osait dire en face du trône:

      «Je ne suis roy, ne prince, ne duc, ne comte aussy:

      Je suis le sire de Coucy

      En 1400, le duc d’Orléans, frère de Charles VI, acquit la sirie de Coucy. Son fils ayant succédé à Charles VIII sous le nom de Louis XII, la terre de Coucy passa au domaine royal, dont elle ne fut détachée plus tard que pour être constituée en apanage aux princes.

      Sous la Fronde, le maréchal d’Estrées fit le siége du château de Coucy sans parvenir à s’en rendre maître, malgré son vif désir de le remettre au roi. Il rentra cependant dans l’obéissance quelques mois après; Mazarin y envoya des ingénieurs avec ordre d’en ruiner la tour et de la pulvériser. Grâce à un tremblement de terre arrivé en 1692, le ministre économisa la moitié de sa poudre. La commotion souterraine fut si violente, que les voûtes de la plupart des appartemens s’écroulèrent; et quelles voûtes que celles du château de Coucy! et que la grosse tour fut fendue comme une cloche de haut en bas. Mais toute fendue qu’elle est, depuis près de deux siècles, la tour de Coucy est encore debout pour un autre ministre ou pour un autre tremblement de terre.

      Au bas de cette tour on heurte les débris de l’enceinte qui la protégeait, et dont les murs ont dix-huit pieds d’épaisseur. Ces murs étaient nommés la chemise de la tour. Le terrain, les ruines, la tour, appartiennent à la maison régnante d’Orléans. Les abords des fortifications de Coucy ont été déblayés et rendus accessibles aux curieux autant que l’état des décombres l’a permis.

      Coucy et Montlhéry, dont je parlerai plus loin, seraient, quelque point où l’on se plaçât, les phares de cette navigation sur l’océan du passé. Quel charme grave et consolateur, celui de voyager, non avec l’imagination, privilége dont peu ont d’ordinaire la jouissance, mais réellement et avec ses pieds, dans des espaces peuplés des souvenirs matériels de la vie diverse, cent fois modifiée, cent fois bouleversée de nos aïeux, les hommes de l’invasion! On irait de lieue en lieue, et non de page en page, d’un bout de l’histoire de France à l’autre bout. On partirait pour le douzième ou pour le quinzième siècle à son gré, au lieu de parcourir des volumes dont le titre seulement ne demeure pas dix jours dans la mémoire. Plus on travaillera pour les sens, tournés au profit de l’étude, et plus on aura fait pour l’intelligence, chambre noire, où tout s’affaiblissant, les couleurs et les contours s’amincissent en pensée, et où, par conséquent, les pensées ne laissent presque rien. Deux pouces de bronze de la colonne Vendôme ébranlent plus durablement le cerveau que les vingt mille pages des Victoires et Conquêtes. Le mot est l’impuissance de l’image. Et il n’y a que des images pour le monde intellectuel. Dans la même journée, on pleurerait avec Jacques II à Saint-Germain, on méditerait à Ruel dans le pavillon de Richelieu, et on souperait à Luciennes dans les salons de madame Dubarry; on entrerait dans son charmant boudoir qui a deux portes: l’une par où un beau page rose lui dit discrètement: – Madame la duchesse, le roi de France vous attend; voulez-vous lui donner votre cœur? – Et une autre porte où parut le bourreau pour lui dire: – Femme Barry, la guillotine t’attend; – veux-tu lui porter ta tête?

      Si nous nous proposons d’apporter une soigneuse réserve dans le nombre des monumens propres, selon nous, à former notre musée, et cela de peur de surcharger une collection que rien ne nous assure devoir être formée, soit sur le plan qui concevrait Paris comme le centre voisin de tous les châteaux acquis à cette collection, soit sur le plan indéterminé qui n’aurait pas recours à cette unité difficile, nous ne disons pas impossible; si notre travail ainsi flottant se borne plutôt à indiquer qu’à préciser les ressources que, dans l’une ou l’autre adoption de plan, il serait loisible d’employer, nous saura-t-on gré de mentionner les constructions féodales du nord, françaises par la conquête seulement, dont l’Alsace est hérissée, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse crête des Vosges?

      Quand la France conquit la Lorraine, la vie forte des possesseurs de ce pays fécond et sauvage s’était perdue dans des luttes intestines, dans des morcellemens dont l’empire avait profité, tantôt pour s’agrandir, tantôt pour isoler et par suite affaiblir la part de souveraineté de chaque prince feudataire. Fomentées par les évêques, ces étrangers à tous les pays, les querelles locales n’avaient cessé de s’envenimer. Peu à peu, toutes les ligues

Скачать книгу