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de domination avant leur chute, depuis leur chute les châteaux ne sont plus que des pierres mémoratives sur lesquelles le feu de la vengeance a passé. Ce sont choses vaincues, curieuses et respectables à la fois, et qui le deviendront d’année en année davantage, si l’on invite à les connaître, à les parcourir, à les toucher. Le moyen de conserver les châteaux est donc de faire de leur conservation une vanité nationale, pareille à celle qui nous grandit à nos propres yeux quand nous parlons du Louvre ou de la Colonne. Lorsque ce nouvel orgueil si justifiable et si utile existera, la France se sera créé un motif de plus de s’aimer dans sa dignité et dans ses richesses archéologiques; un motif de plus pour accroître la sainte défiance où il lui est commandé de vivre sans cesse en face de l’étranger. Plus le sol est aimé, plus on le défend; plus il se distingue par sa valeur territoriale, plus on l’aime. Retranchez de Paris la coupole du Panthéon, le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, le Louvre et la Bibliothèque royale, et vous ôtez à la défense de Paris, dans l’hypothèse d’une invasion, plus de trente mille combattans.

      J’estime que les nombreux châteaux encore debout sur le sol de la France ne méritent pas moins que les principaux monumens de Paris la faveur d’être mis au rang des causes sacrées dont la patrie doit se souvenir quand elle s’arme pour repousser l’ennemi. Est-ce que la perte du château d’Amboise ou de Chenonceaux ne serait pas aussi vivement sentie que la perte bien plus réparable d’un pont sur la Seine, fût-ce celui d’Austerlitz ou d’Iéna? Quand je dis le château d’Amboise, n’est-ce pas indifféremment que je le nomme entre d’innombrables résidences, telles que le château d’Anet, le château de Saint-Germain-en-Laye, les châteaux de Maisons, de Grosbois, de Chantilly, de Rosny, d’Écouen, de la Roche-Guyon, d’Ancy-le-Franc, de Vaux, de Mouchy, de Savigny-sur-Orge, de Rambouillet, etc.?

      Il est sans doute très-méritoire de grouper sur un point les mille espèces d’armes dont les hommes ont fait usage, pour s’entretuer, depuis qu’ils vivent en société; de flatter le côté guerrier de leur instinct par l’étalage éblouissant, complet et symétrique de tous les instrumens de mort dont ils disposent, depuis la masse d’armes, la hache au double tranchant, les armes d’hast, les espadons et les flamberges; depuis l’arc sauvage, la flèche empoisonnée et l’arbalète grossière; depuis la carabine à rouet et l’espingole jusqu’aux pistolets de luxe montés sur ébène et diamans; depuis le canon jusqu’au mortier; depuis l’armure pesante de Bayard jusqu’au sabre vaincu du dey d’Alger. C’est très-louable. L’histoire de l’homme marche côte à côte avec l’histoire de tout ce qu’il a façonné pour sa défense. Aucun essai des civilisations violentes par lesquelles nous sommes passés, et dont nous ne sommes pas encore sortis peut-être, n’est à dédaigner. Ne rejetons rien; classons et comparons. Conservons d’abord. Mettre en regard les œuvres des siècles, c’est le seul moyen de juger le progrès; c’est pouvoir être modeste ou fier avec raison pour son propre siècle. De l’exactitude et de la confrontation des témoignages naît l’impartialité de l’opinion. On est bien près d’être meilleur quand on se compare, sans la contrainte du moraliste.

      Les mêmes éloges sont dus à ceux qui rétablissent le mobilier du moyen âge et des premiers temps de la renaissance, qui parcourent nos provinces pour moissonner, à travers les vieilles villes moisies, les maisons branlantes et les appartemens en ruine, des fauteuils et des lits où le XIVe et le XVe siècle ont dormi; meubles morts, meubles embaumés; chroniques de chêne où la rudesse et la naïveté des temps sont écrites en sculptures franches comme le parler de nos aïeux. Les armures de fer nous ont dit le guerrier; ces bahuts ciselés, ces tables torses, ces siéges, ces habits, ces ornemens, nous diront le seigneur, l’homme de justice, le bourgeois, l’homme d’église, l’évêque, l’abbé, le moine, le manant, la grande dame et la paysanne. Radieuse résurrection! elle nous fait revivre au milieu du passé, elle nous rend à nos familles éteintes, elle trompe la destruction, elle nous vieillit par la pensée en nous laissant notre âge, elle nous remplit de la sublime gravité de la mort sans nous ôter les joies de la vie.

      Cette intelligente patience, qui associe pièce à pièce les morceaux épars des siècles brisés par l’action du temps, est la manifestation évidente du besoin qu’a l’homme de se connaître tout entier, à travers ses transformations. Sa vanité personnelle y est plus intéressée qu’il ne croit. En récompense de l’immortalité qu’il ménage aux œuvres des races antérieures, il attend la perpétuité des siennes; il hérite et il lègue dans un esprit d’égoïsme qui aspire à un but obscur. La solution des problèmes de l’humanité lui échappe, mais il en arrange les chiffres avec un infatigable zèle.

      Et quand il a artificieusement échafaudé des armes, des cottes de maille, des gantelets, des mitres, des casques et des brassarts, il fait passer le souffle de l’histoire par la bouche sonore de son fantôme. Et combien l’histoire semble alors une voix humaine, ainsi exprimée. Lire Brantôme dans le cabinet de M. du Sommerard, n’est-ce pas comprendre Brantôme comme si le personnage dont il est l’historien vous parlait face à face? Ce vieux, ce raide, ce coloré, ce bavard, cet interminable langage, affecté comme une flatterie de cour, libre au même instant comme un propos de camp, parfumé à chaque période, italien par la pointe de libertinage, gascon avant tout, espagnol par la redondance, français par ses bouffées de vanterie; eh bien! ce langage devient la vérité même au pied de cette armure de François Ier, le héros de Brantôme; devant la longue épée de Pavie qu’empoigne une manchette brodée à mille points, toute dentelée de festons; poignet aventureux, terrible et galant, qui eût écrit le livre de Brantôme, si Brantôme ne l’eût décrit. Et comme ce lit d’or et de brocart, à colonnettes évidées, bien soyeux, bien bas, ouvert de tous côtés comme le cœur du grand roi, trône, siége et lit à la fois, ajoute encore à la crudité de Brantôme nous montrant les amours royales assises et couchées, et nous les disant effrontément par leurs noms et par leurs qualités. Le lit est un commentaire naturel à la phrase. Il complète le livre du sire de Bourdeille.

      Que d’autres délicieuses révélations sur les mœurs privées ne nous font pas ces menus trésors domestiques, chefs-d’œuvre de l’industrie de diverses époques; ces armoires aux innombrables tiroirs, ces tiroirs peuplés de compartimens; ces dressoirs ployant sous les vaisselles, témoignage des objets dont s’enorgueillissait l’opulente simplicité des ménages; ces couteaux aux manches d’ébène, ciselés par l’adresse, aux lames flexibles, affilées pour la dextérité des écuyers-tranchans; ces gobelets dont la sobriété n’avait pas évasé le cristal, et tous ces meubles qui portent, comme des médailles, l’empreinte des mœurs régnantes et la date de la vie! La patience qui recueille, le goût qui classe, vrai génie de la collection, semblent, on le voit, n’avoir rien négligé pour remonter, pièce à pièce, et évoquer dans son ensemble la vie matérielle d’autrefois. Et cependant, en s’établissant au milieu de cette évocation, on éprouve un isolement incommensurable, dont le cœur est tout d’abord surpris. Un lien manque, et l’on veut s’en rendre compte. Qu’est-ce donc? aurait-on posé à une salle du XIVe siècle des vitraux du XVIe? un anachronisme est-il tombé dans la coupe de l’illusion? Non. Mais vous ne voyez donc pas que vos trésors manquent de palais, que vous les avez amoncelés en plein air, comme les peuplades errantes des caravanes entassent sur le sable les produits qu’elles sont allées chercher, à travers mille périls, au loin, en Perse, dans la Tartarie, dans la Chine, aux bords du pôle? Vous êtes allés loin aussi; vous revenez du moyen âge: et vous jetez cela pêle-mêle au soleil. Vous croyez bâtir, vous empilez. Votre temple n’est qu’un bazar. On n’y ressent, une fois dedans, ni amour, ni respect, ni plénitude de croyance surtout. Interrogez-vous, regardez bien. Vous n’avez oublié que la maison, les quatre murs, la porte et les toits à votre mobilier pour l’abriter et pour le contenir. Vous nous dites: Voilà un évêque, sa tête a la mitre, sa main violette a le bâton pastoral, son doigt a l’anneau. A merveille. Mais où est la maison épiscopale? où est l’indivisibilité antique de la demeure et de l’homme? Reste la cathédrale, répondrez-vous. Reste-t-elle? Soit! Mais voilà la chaussure bourgeoise du XIVe siècle, le feutre, le pourpoint du bourgeois. Où est la maison du bourgeois? le pignon aigu aimé des hirondelles? Où sont les frêles

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