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Lantier eut fini, ils convinrent d’aller ensemble le lendemain visiter leurs acquisitions futures. Il s’y rendirent en effet, et, après une journée passée à mesurer, à calculer, à estimer la valeur approximative de chaque chose, ils arrêtèrent leur prix définitif, et le soir même Pascal rédigea la première soumission de la société Pascal et Lantier.

      Ils avaient toutes chances d’être adjudicataires, car leur offre était élevée; mais pour leur première affaire ils étaient décidés à se contenter d’un très-petit bénéfice, suffisant cependant, eu égard aux chances de perte: une trentaine de mille francs environ, à leur estimation. Cela fait, ils n’avaient plus qu’à attendre le résultat.

      Cependant Pascal ne pouvait demeurer éternellement chez son associé, bien que celui-ci l’eût vivement désiré. Il se mit à la recherche d’un domicile, recherche pénible, et, après avoir gravi une centaine d’étages, il finit par arrêter un petit logement tout meublé qui ne lui convenait pas le moins du monde; mais cet appartement était à deux pas de l’Hôtel de Ville, désormais le centre de ses opérations. C’est en effet sous les combles de l’hôtel de la préfecture de la Seine, dans une galerie vitrée, à cent quatre-vingts marches au-dessus du sol, que se traitent toutes les affaires de grande voirie.

      Pascal était à peine installé dans son nouveau domicile, qu’il vit accourir Lorilleux, prévenu enfin de son retour. Le médecin n’avait pas été sans inquiétude depuis un mois. Qu’était devenu le futur mari de sa sœur? que comptait-il faire? reviendrait-il? Et il se désespérait. Aussi venait-il vite prendre de ses nouvelles.

      En entrant chez son ami, il se heurta contre Jean Lantier qui sortait, mais il ne prit pas garde à cet homme qui portait le costume des ouvriers aisés.

      – Enfin, je tiens mon déserteur, cria-t-il dès la porte; le voici revenu, le pigeon voyageur; laisse-moi te serrer les mains et me poser en point d’interrogation. Ah çà! que signifie cette fugue, daigneras-tu me l’apprendre?

      – Oh! très volontiers, d’autant qu’il n’y a plus à revenir maintenant sur ma détermination…

      – C’est-à-dire que tu redoutais mes conseils, ta folie se défiait de ma sagesse. Très bien! je suis fixé; tu as dû faire des choses insensées.

      – Je ne le pense pas.

      – Excuse-toi, alors, défends-toi, j’écoute.

      – Eh bien, mon cher ami, je suis marchand de maisons en vieux, maçon en gros, entrepreneur de démolitions, si tu l’aimes mieux.

      – Oh! c’est impossible! exclama le médecin, toi, un ancien élève de l’École polytechnique?.. tu veux sans doute plaisanter.

      – Pas le moins du monde, et ce gros homme couvert de plâtre que tu as heurté en entrant est mon associé; il venait m’apprendre que nous sommes adjudicataires de neuf maisons rue de la Harpe; nous allons y mettre le pic dès demain.

      Alors il raconta au médecin l’histoire de l’association, du voyage en Bretagne, des quarante mille francs, de la colère de M. Divorne.

      Lorilleux, en l’écoutant, semblait plus surpris qu’un homme qui tombe des nues. A chaque instant il poussait des exclamations d’étonnement, des oh! des ah! il levait vers le ciel des bras désespérés. Enfin, lorsque Pascal eut fini:

      – Cher ami, lui dit-il, tu as perdu la tête, il n’y a rien à faire à cela. Tu crois que la vie est un roman, et tu as agi comme un héros de feuilleton. Quand Paul Féval veut du bien à un de ses personnages, il lui fait cadeau d’un million, sans bourse délier. Mais dans la vie réelle, on ne trouve pas de millions comme cela.

      – Qui sait? répondit Pascal avec une nuance de fatuité.

      – Ce n’est pas un conseil qu’il te faut, reprit le médecin, mais bien une douche. Tu n’es qu’un poète égaré à l’École des ponts et chaussées, qui pourtant est bien loin du Parnasse. Aurait-on cru cela d’un mathématicien? Mon pauvre ami, tu ne sais rien de l’existence, ni de ses difficultés, et je vois avec douleur que tu vas l’apprendre à tes dépens. Je devais pourtant te servir d’exemple.

      – Sais-tu bien que tu n’es pas encourageant!

      – Hélas! c’est que je suis dans le vrai.

      Sur ce sujet, la conversation en resta là. Comme l’avait dit Pascal, il était trop tard pour revenir sur ses pas, et Lorilleux aurait inutilement froissé son ami.

      Mais le médecin sortit plus mécontent qu’il ne l’avait jamais été. Cette frasque de son ami coûtait, il se le disait au moins, quarante mille francs à sa sœur; car il considérait cet argent comme perdu, et il en faisait son deuil. Une chose cependant le consolait, c’est que probablement cette expérience refroidirait singulièrement Pascal, et le ramènerait à des idées plus positives. On dit que les folies passées sont un gage de sagesse pour l’avenir. Mieux valait que l’étourdi dépensât quarante mille francs avant son mariage que de se ruiner lorsqu’il serait père de famille. Cette école, d’ailleurs, ne le ruinait pas. Il avait encore à attendre de sa famille une jolie aisance.

      Telles étaient les réflexions de Lorilleux. Enfin, comme à quelque chose malheur est toujours bon, il songeait, non sans une certaine satisfaction, que cet événement mettait Pascal sous sa main. Ainsi, il restait près de lui, et il comptait bien redoubler de soins et l’entourer d’une plus sévère surveillance. Ainsi, il ne lui échapperait certainement pas; tandis que, nommé ingénieur en province, il aurait fort bien pu se marier sans prévenir son ami. Que seraient alors devenus ses projets?..

      On peut penser après cela que le médecin fut l’hôte fidèle de Pascal, il venait presque tous les jours passer la soirée avec lui.

      – Comment va le roman? demandait-il de temps à autre.

      – Mais pas mal, répondait l’associé de Jean Lantier.

      En effet, si l’entreprise était romanesque, les bénéfices étaient réels. Les maisons de la rue de la Harpe avaient donné moins qu’on ne l’espérait, mais quelques autres avaient rendu davantage. Deux lots importants près de Saint-Lazare avaient surtout procuré des bénéfices tout à fait inespérés.

      Il est vrai que les deux associés, Pascal la tête et Lantier les bras, ne ménageaient pas leurs peines, ni leurs démarches. Pascal courait du matin au soir, faisait dix visites, rédigeait les marchés et les soumissions, assiégeait les commissions et les bureaux de l’Hôtel de Ville. Lantier, dans le plâtre jusqu’aux genoux, comptait les pierres et les poutres, et ne reculait pas devant les litres de vin nécessaires à la conclusion des petites ventes.

      Cette activité donnait beaucoup à penser à Lorilleux, et il n’était pas sans remarquer l’air heureux des deux associés. Pascal prenait plus d’assurance, on devinait à son aplomb l’homme qui réussit. Le ventre de Lantier s’arrondissait.

      – Il ne me trompe donc pas, se disait le médecin, il réussit donc. C’est prodigieux, c’est invraisemblable; mais enfin, tant mieux, c’est pour ma sœur qu’il travaille, et je dois doublement me réjouir, comme ami et comme beau-frère.

      Les parents de Pascal avaient naturellement été les premiers instruits du succès de ses entreprises. On n’avait pas voulu l’écouter lorsqu’il était à Lannion, il savait bien qu’on le lirait. Il ne se faisait pas faute d’écrire souvent; mais madame Divorne seule répondait. Toutes les semaines, régulièrement, elle adressait à son fils une bonne lettre, bien longue, bien tendre, comme savent seules en écrire les mères. Pour l’avoué, il s’obstinait à garder le silence; il semblait avoir perdu l’usage de la plume.

      Dans les commencements, Pascal s’affligea beaucoup de cette obstination de son père; peu à peu, il s’en inquiéta moins, sachant bien qu’il se rendrait et que sa rancune ne tiendrait pas devant de bons et solides arguments, sur l’État ou sur première hypothèque.

      Et ces arguments, le jeune ingénieur était en état de les fournir. Les affaires allaient de mieux en mieux,

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