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vers ce temps que Jean Lantier fit la connaissance de Pascal, qui dirigeait les travaux dont il avait la concession.

      Le jeune ingénieur se prit d’amitié pour son entrepreneur. C’était un homme laborieux, intelligent, on pouvait compter sur lui. Tous ceux qui le connaissaient l’estimaient. Ses confrères l’appelaient un gâte-métier, parce qu’une fois un traité signé, il avait l’habitude de l’exécuter, dût-il y perdre.

      Il arriva que Pascal eut l’occasion de rendre un assez grand service à son entrepreneur. Contre l’ordinaire, l’obligé fut reconnaissant. Jean Lantier, qui avait toujours professé une grande vénération pour les ponts et chaussées, reporta tout cette vénération sur le jeune ingénieur. Bientôt son admiration n’eut plus de bornes, il allait partout chantant ses louanges, et tout le bien qu’il disait, il le pensait.

      Les travaux terminés, l’entrepreneur ne perdit point Pascal de vue. Il allait le voir assez souvent, tantôt pour le seul plaisir de causer avec lui, tantôt pour lui demander un conseil. Sans trop savoir pourquoi, Lantier se serait jeté dans le feu pour son ami l’ingénieur.

      Cependant, la dernière année d’études de Pascal touchait à sa fin, et déjà il songeait sérieusement à donner sa démission. S’il hésitait, s’il tardait encore, c’est qu’il désirait trouver tout de suite à utiliser son activité et ses aptitudes. Il attendait avec impatience le résultat de certaines démarches qu’il venait de faire près d’une grande Compagnie de chemin de fer.

      La réponse tardait à venir.

      Jean Lantier, sans s’en douter, mit fin aux incertitudes du jeune homme.

      On était alors au fort des démolitions de Paris, si toutefois elles ont diminué. Des quartiers entiers recevaient congé, des rues populeuses tombaient, et étaient comme par enchantement remplacées par des voies nouvelles. Lantier rêvait de devenir démolisseur.

      C’est une profession toute moderne, qui a ses héros et ses dupes, mais qui compte bon nombre de millionnaires.

      Avant de rien tenter, cependant, avant de confier son sort et son argent à une soumission cachetée, l’entrepreneur était venu consulter le jeune ingénieur. Le brave homme se grisait de ses espérances, ses projets lui montaient à la tête. Il en parlait sans cesse, et avec la volubilité de l’enthousiasme; il les exposait avec la clarté de la conviction.

      Il eut vite mis Pascal au courant. Il lui expliqua les mystères d’un métier alors bien moins connu qu’aujourd’hui, et lui en montra le fort et le faible. Il parlait en expert, ayant longtemps étudié «le bâtiment,» aussi bien pour la démolition que pour la construction. Lorsqu’on a mis quarante ans à amasser sou à sou 40,000 francs, on ne les expose pas volontiers sur une seule carte.

      Mais Lantier était sûr de son fait. Il avait déjà essayé quelques petites spéculations qui lui avaient réussi; il avait eu des huitièmes, des douzièmes de lots, et il ne regrettait qu’une chose, d’avoir été trop timide, trop prudent. Il avait au reste la vocation. Jamais démolisseur ne tira plus ingénieusement parti des vieux matériaux: il est le premier qui ait eu l’idée d’entreprendre en grand la vente des bois de démolition comme bois à brûler. Il occupe vingt hommes dans le vaste chantier qu’il a établi près de l’ancienne barrière de Monceaux, et chaque jour il s’y débite des centaines de stères de gros bois, qu’achètent les gens aisés, et des milliers de petits fagots à cinq sous, chauffage économique des pauvres ménages.

      Involontairement, Pascal prêta toute son attention à un homme si sûr de réussir qu’il se faisait fort de doubler son capital en moins d’un an.

      – Voyez-vous, monsieur l’ingénieur, disait Lantier, voici comment la chose se passe: La ville veut démolir un quartier pour le reconstruire, n’est-ce pas? Il lui faut bien déblayer le terrain et jeter bas les vieilles constructions. Que fait-elle, alors? elle divise son quartier par lots de deux, de quatre, de dix maisons, cela dépend; puis elle met ces lots en adjudication. Les entrepreneurs soumissionnent, et celui qui offre les conditions les plus avantageuses a le lot. Vous comprenez bien qu’entre gens du métier, on est assez raisonnable pour s’entendre et ne pas laisser tomber les prix. Qu’on ait donc une adjudication sur cinq ou six, et on fait joliment ses affaires…

      – Mais il faut beaucoup d’argent, objecta Pascal.

      – Pas tant que vous croyez. La ville fait crédit. Elle se contente d’un cautionnement qui varie selon l’importance du lot. Mais on n’est pas longtemps à se faire de l’argent comptant. Tout se vend, voyez-vous, dans une maison, du pignon aux fondations, de la cave au grenier. On construit, si on démolit, et ceux qui font construire ont du bénéfice à acheter du vieux qui fait d’ailleurs tout aussi bon usage que du neuf; ils ont vite débarrassé les démolisseurs de leurs marchandises. On leur cède les ardoises, les portes, les fenêtres, les cheminées, les carreaux, les escaliers, tout enfin, de la pierre, du bois et du fer. Des lattes de la toiture, on fait des fagots à deux sous, on débite les poutres trop vieilles pour resservir, on nettoie les briques, et on trouve encore à se défaire des platras…

      – Mais gagne-t-on vraiment de l’argent?

      – A boisseaux, monsieur l’ingénieur, à boisseaux…

      Et tenez, vous connaissez bien le grand Joigny, n’est-ce pas, qui travaillait avec moi? eh bien! à cette heure il a une voiture, oui, monsieur, une voiture, et il l’a payée, et elle est à lui… Pourtant il était bête et paresseux, et il a commencé avec deux sous qu’il avait empruntés. Ah! si j’avais cent mille francs au lieu de quarante mille, et le bonheur d’avoir un homme comme vous avec moi…

      Lantier s’arrêta, s’apercevant que son auditeur ne l’écoutait plus.

      – Ah! murmurait Pascal, répondant à ses pensées secrètes, c’est bien tentant.

      – Quoi! comment! que dites-vous! s’écria l’entrepreneur, le cœur vous en dirait-il? Non, ce serait trop de chance. C’est pour le coup que ma fortune serait faite. Qu’est-ce qui me manque à moi? c’est de voir en grand. Les grosses affaires me font peur, et je manque les meilleures occasions. Ensuite il faut se faire des relations, comme on dit, voir l’un, voir l’autre, causer avec les gros bonnets pour se tenir au courant, et moi je n’ose pas; tandis qu’avec vous!.. ah! je n’aurais plus peur de m’enfoncer; j’irais trouver le préfet lui-même, oui, et je lui dirais: «Vous voulez démolir Paris; soit, je m’en charge, et voilà monsieur l’ingénieur qui vous le rebâtira, et un peu mieux, j’ose le dire, que tous vos architectes.»

      L’enthousiasme du brave homme fit sourire Pascal.

      – Vous riez, continua-t-il, je ferais pourtant comme je le dis. Ce n’est pas tout d’abattre, il faut reconstruire: voilà votre affaire. Et à cela encore on gagne gros. De trois vieilles maisons on en fait une neuve. Ce n’est pas plus malin que ça… Mais bast, est-ce que vous songez seulement à ce que je vous débite là?

      – Écoutez, Lantier, reprit Pascal, j’ai besoin de réfléchir à tout ce que vous venez de me dire. Je puis compléter les cent mille francs, et il est possible que je réalise votre idée d’association. Repassez dans trois jours, et je vous rendrai réponse.

      Au jour indiqué, longtemps avant l’heure, Lantier, qui ne vivait plus, se présentait chez l’ingénieur, le cœur battant de crainte et d’espoir.

      – Eh bien! lui dit Pascal, dès qu’il entra, j’ai réfléchi, c’est une affaire conclue.

      Lantier faillit devenir fou de joie.

      – A nous Paris! s’écria-t-il.

      Et dans son exaltation, il embrassa son ingénieur, et ensuite lui demanda pardon de la liberté grande.

      Il fut alors convenu que Pascal allait partir pour la Bretagne afin de se procurer l’argent nécessaire. L’entrepreneur, de son côté, devait, pendant le voyage de son associé, réunir ses capitaux et se mettre en quête de quelque bonne affaire, car il s’agissait de ne pas perdre une minute.

      Les deux associés prouvèrent

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