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à risquer tout ce qu'il possédait pour le prouver.

      Enfin, il était avéré que ces trois associés s'étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de Club des culottes de peau.

      C'est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui…

      Que voulaient-ils? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s'occupait de tout autre chose, quand son attention fut attiré par de grands éclats de voix.

      Elle prêta l'oreille: c'était son mari qui jurait, en proie, à ce qu'il lui parut, à une terrible colère…

      Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l'escalier… Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu'ils n'étaient venus.

      Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour:

      – Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n'y suis pas…

      La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu'il se mit à table pour déjeuner.

      Et cependant, il était visible qu'il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune.

      Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu'il ne parlât que de choses indifférentes. Il s'emporta contre son fils à propos d'une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s'écria en jurant qu'il était insupportable d'entendre continuellement crier des enfants.

      C'est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l'avait vu ainsi. Et, cependant, elle n'osait l'interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service.

      Mais lui, dès qu'on eut servi le café:

      – Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d'être madame la générale?..

      Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n'apercevant personne qui pût lui être comparé.

      Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement:

      – Oui, certes! répondit-elle. Mais pourquoi cette question?

      – C'est qu'on cherche des généraux.

      – Qui?

      – Les deux estimables personnages que j'ai vus ce matin, parbleu!

      Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise:

      – C'est comme cela, poursuivit-il. Les officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud, Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les Oustani…

      Mme Delorge pâlit au souvenir de ses transes nouvelles lors de la bataille d'Isly, et d'une voix un peu tremblante:

      – Ainsi, tu vas partir, Pierre?.. commença-t-elle.

      – Si j'en reçois l'ordre… évidemment. Mais rassure-toi, l'ordre ne viendra pas. Je n'ai aucune des qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d'ici longtemps, tu sois madame la générale Delorge… si tu l'es jamais, toutefois, – ce qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique.

      Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta violemment sur une chaise et sortit en sifflant.

      – Signe d'orage! grommela Krauss.

      Ce n'était absolument rien que cette scène, et dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé inaperçue. Mais de même qu'il suffit d'un grain de sable qui tombe pour ternir le pur cristal d'une source, une seule parole violente devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux intérieur.

      – Il n'y a pas à en douter, pensait Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre, quelque chose de très grave… et cela, du fait de ces deux chevaliers d'industrie…

      Mais c'est en vain qu'elle s'épuisait à imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge…

      Cependant, ces honorables associés n'en étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se faisait une réputation d'homme politique. M. de Combelaine, invité à un assaut d'armes, y avait fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de soirées où l'on absorbait d'immenses quantités de punch.

      Jusqu'à ce qu'enfin, un beau matin, ils partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés.

      Mme Delorge respira. Elle avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des émissaires politiques.

      – Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va redevenir lui-même…

      Point. Le colonel, au contraire, devenait plus soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de savoir si son régiment en ferait ou non partie.

      C'était, du reste, la grande et unique affaire de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu'on lui demandât vingt fois:

      – Eh bien! mon colonel, en sommes-nous?

      Ils n'en furent pas, et ce leur fut une grande mortification. Jamais, en aucune occasion, on n'avait fait autant mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de plus nombreuses promotions.

      – Ah çà! pensèrent-ils, est-ce que notre colonel serait en disgrâce?..

      Ils n'en doutèrent plus lorsqu'ils virent lui «passer sur le corps» plusieurs colonels qui n'avaient ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur.

      Cependant, on comprit sans doute qu'il serait impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé et estimé dans l'armée comme pas un.

      Et, dans les premiers jours de 1851, et au moment où, certes, il ne s'y attendait aucunement, le colonel Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l'ordre de venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la guerre…

      Mais cet avancement, qui eût dû combler ses vœux, l'irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes parts.

      Et le soir, lorsqu'il fut seul avec sa femme:

      – Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais, si j'étais sage? Je donnerais ma démission et nous irions vivre à Glorière… Nous avons huit mille livres de rentes…

      Elle ne le laissa pas poursuivre:

      – Ah! ce serait un acte de folie, s'écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j'ai quelque influence sur toi!..

      Toute puissante était l'influence de Mme Delorge sur son mari.

      Et la preuve, c'est qu'elle obtint de lui qu'il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà presque arrêtée, de quitter le service.

      C'était grave, ce qu'elle faisait là, c'était assumer pour l'avenir une terrible responsabilité, elle ne se le dissimulait pas.

      Mais forte de sa conscience de mère et d'épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le remplissait.

      Nulle ambition, aucune considération personnelle ne la guidaient. Loin de là.

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