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elles lui rendaient son salut. Chacune avait sa façon particulière de saluer, et sans doute parce que leur visage trop éblouissant ne pouvait être regardé en face, c'était surtout à leur manière de faire la révérence que Jeanne les distinguait l'une de l'autre. Elles se laissaient toucher volontiers par leur amie terrestre, qui embrassait leurs genoux, baisait le bas de leur robe et s'enivrait de la bonne odeur qu'elles exhalaient262. Elles parlaient d'une voix humble263, à ce qu'il semblait à Jeanne. Elles appelaient la pauvre fille: fille de Dieu. Elles lui enseignaient à se bien conduire et à fréquenter l'église. Sans avoir toujours des choses très nouvelles à lui dire, puisqu'elles venaient à tout moment, elles lui tenaient des propos qui la remplissaient de joie et, après qu'elles avaient disparu, Jeanne pressait ardemment de ses lèvres la terre où leurs pieds s'étaient posés264.

      Elle recevait souvent les Dames du ciel dans son petit jardin, contigu au pourpris de l'église. Elle les rencontrait près de la fontaine; souvent même elles se montraient à leur petite bien-aimée au milieu des compagnies. «Car, disait la fille d'Isabelle, les anges viennent bien des fois entre les chrétiens, et on ne les voit pas. Mais moi, je les vois265.» C'était dans les bois, au bruit léger du feuillage et surtout pendant que les cloches sonnaient matines ou complies qu'elle entendait le plus distinctement les douces paroles. Aussi aimait-elle cette voix des cloches dans laquelle se mêlaient ses Voix. Et quand, à neuf heures du soir, Perrin le Drapier, marguillier de la paroisse, manquait à sonner les complies, elle le reprenait de sa négligence et le grondait, disant que ce n'était pas bien fait. Elle lui promettait des gâteaux si, à l'avenir, il sonnait exactement266.

      Elle ne révéla rien de ces choses à son curé, en quoi elle fut grandement répréhensible selon de bons docteurs et tout à fait irréprochable de l'avis de certains autres docteurs excellents. Car, si d'une part nous devons, en matière de foi, consulter nos supérieurs ecclésiastiques, d'autre part là où souffle l'Esprit, là règne la liberté267.

      Depuis que les deux saintes fréquentaient Jeanne, monseigneur saint Michel se montrait moins assidu auprès d'elle; mais il ne l'avait point abandonnée. Une heure vint où il lui conta la pitié qui était au royaume de France, la pitié qu'elle avait au cœur268.

      Et les saintes visiteuses, dont la voix se faisait plus ardente et plus ferme, à mesure que la jeune fille prenait une âme plus héroïque et plus sainte, lui révélèrent sa mission:

      – Fille de Dieu, lui dirent-elles, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France269.

      Cette idée d'une mission sainte et guerrière, dont Jeanne prit conscience par ses Voix, s'était-elle formée en son esprit spontanément, sans l'intervention d'aucune volonté étrangère, ou lui fut-elle suggérée par quelque personne dont elle subissait l'influence? C'est ce qu'il serait impossible de discerner, si un faible indice ne nous mettait sur la voie. Jeanne eut connaissance, à Domremy, d'une prophétie qui disait que la France serait désolée par une femme et puis rétablie par une pucelle270. Elle en fut étrangement frappée et il lui arriva, par la suite, d'en parler d'une manière qui prouve que non seulement elle y ajoutait foi, mais encore qu'elle croyait être la pucelle annoncée271. Qui la lui apprit? Quelque paysan? On a lieu de croire que les paysans l'ignoraient272 et qu'elle courait parmi les personnes de dévotion273. D'ailleurs, pour être édifié à cet égard, il suffit de remarquer que Jeanne connut de cette prophétie une version spéciale, visiblement arrangée pour elle, puisqu'il y était spécifié que la pucelle réparatrice sortirait des Marches de Lorraine. Cette addition topique ne peut être le fait d'un conducteur de bœufs et décèle un esprit habile à gouverner les âmes, à susciter les actes. Le doute n'est plus possible, la prophétie ainsi complétée et dirigée part d'un clerc dont les intentions se laissent facilement voir. Dès lors on surprend une pensée qui agit et pèse sur la jeune visionnaire. Cet homme d'Église des bords de la Meuse qui, dans l'humilité des champs, songeait au sort du pauvre peuple et, pour tourner les visions de Jeanne au bien du royaume et à la conclusion de la paix, poussait l'ardeur de son zèle pieux jusqu'à recueillir des prophéties sur le salut du Lis de France et à les compléter avec une précision utile à ses desseins, il faut le chercher parmi ces prêtres, ces religieux lorrains ou champenois qui souffraient cruellement des malheurs publics274. Les marchands et les artisans, écrasés d'impôts et de tailles, ruinés par les changements des monnaies275, les paysans, dont les maisons, les granges, les moulins étaient détruits, les champs ravagés, cessaient de contribuer aux frais du culte276. Chanoines et religieux, qui ne recevaient plus ni les redevances de leurs feudataires, ni les contributions des fidèles, quittaient le monastère et s'en allaient à travers le siècle mendier leur pain, laissant au cloître deux ou trois vieux moines et quelques enfants. Les abbayes fortifiées attiraient les capitaines et les soldats des deux partis, qui s'y retranchaient, les pillaient et les brûlaient, et si quelqu'une de ces saintes maisons échappait aux flammes, les villageois errants s'y réfugiaient et l'on ne pouvait empêcher les femmes d'envahir les réfectoires et les dortoirs277. C'est dans la multitude obscure des âmes troublées par l'affliction et les scandales de l'Église que se devine le prophète et l'initiateur de la Pucelle.

      On ne sera pas tenté de le reconnaître en messire Guillaume Frontey, curé de Domremy: le successeur de messire Jean Minet, à le juger par ses propos, qui nous ont été conservés, était aussi simple que ses ouailles278. Jeanne fréquentait beaucoup de prêtres et de moines. Elle visitait son oncle le curé de Sermaize, et voyait son cousin, jeune religieux profès en l'abbaye de Cheminon279, qui devait bientôt la suivre en France. Elle se trouvait en relation avec nombre de personnes ecclésiastiques très aptes à reconnaître sa piété singulière et le don qu'elle avait reçu de voir des choses invisibles au commun des chrétiens. Ils lui tenaient des propos qui, s'ils nous étaient conservés, nous ouvriraient sans doute une des sources de cette extraordinaire vocation. L'un d'eux, dont le nom ne sera jamais connu, prépara au roi et au royaume de France un angélique défenseur.

      Cependant Jeanne vivait en pleine illusion. Entièrement ignorante des influences qu'elle subissait, incapable de reconnaître en ses Voix l'écho d'une voix humaine ou la propre voix de son cœur, elle répondit avec crainte aux saintes qui lui ordonnaient d'aller en France:

      – Je suis une pauvre fille ne sachant ni chevaucher ni guerroyer280.

      Dès qu'elle eut ces révélations, elle renonça aux jeux et aux promenades. Elle ne dansa plus guère au pied de l'arbre des fées et seulement pour faire sauter les petits enfants281; elle prit aussi en dégoût, à ce qu'il semble, les travaux des champs, et surtout le soin des troupeaux. Dès l'enfance, elle avait donné des signes de piété. Elle se livrait maintenant aux pratiques d'une dévotion singulière; elle se confessait souvent et communiait avec une extraordinaire ferveur; elle entendait chaque jour la messe de son curé. On la trouvait à toute heure dans l'église, tantôt prosternée de son long sur la pierre, tantôt les mains jointes, le visage et les yeux levés vers Notre-Seigneur ou Notre-Dame. Elle n'attendait pas toujours le samedi pour aller à la chapelle de Bermont. Parfois, tandis que ses parents la croyaient à garder les bêtes, elle était aux pieds de la Vierge miraculeuse. Le curé du village, messire Guillaume Frontey, ne pouvait que louer la plus innocente de ses paroissiennes282.

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<p>262</p>

Procès, t. I, pp. 185-186.

<p>263</p>

Humblement n'exprime dans la langue ancienne qu'un sentiment affable. On trouve dans Froissart (cité par La Curne): «Li contes de Hainaut rechut ces seigneurs d'Engleterre, l'un après l'autre, moult humblement.»

<p>264</p>

Procès, t. I, p. 130.

<p>265</p>

Ibid., t. I, p. 130.

<p>266</p>

Procès, t. II, p. 413 et note 2.

<p>267</p>

Ibid., t. I, p. 52, glose marginale du ms. d'Urfé: Celavit visiones curato, patri et matri et cuicumque, dans Procès, t. I, p. 128, note. – Lanéry d'Arc, Mémoires et consultations en faveur de Jeanne d'Arc, p. 471.

<p>268</p>

Ibid., t. I, p. 171: «Et luy racontet l'angle la pitié qui estoit ou royaume de France». Pitié sujet de tendresse et d'amour: L'ange pense spécialement au Dauphin. Pour le sens et l'emploi de ce mot, comparez Monstrelet, t. III. p. 74: «… et le peuple plorant de pitié et de joie qu'ils avoient à regarder leur seigneur». Gérard de Nevers dans La Curne: «Pitié estoit de voir festoyer leur seigneur; on ne pourrait retenir ses larmes en voyant la joie qu'ils marquoient de recevoir leur seigneur.»

<p>269</p>

Procès, t. I, p. 53.

<p>270</p>

Ibid., t. II, p. 444.

<p>271</p>

«Nonne alios dictum fuit quod Francia per mulierem desolaretur, et postea per Virginem restaurari debebat» Déposition de Durand Lassois dans Procès, t. II, p. 444.

<p>272</p>

Procès, t. II, p. 447.

<p>273</p>

Ibid., t. III, p 83. – Morosini, t. IV, annexe XVI.

<p>274</p>

Monstrelet, t. III, p. 180. – Jean Chartier, Chronique latine, éd. Vallet de Viriville, t. I, p. 13. – Th. Basin, Histoire de Charles VII et de Louis XI, t. I, p. 44 et suiv.

<p>275</p>

Alain Chartier, Quadriloge invectif, éd. André Duchesne, Paris, 1617, pp. 440 et suiv. —Ordonnances, t. XI, pp. 101 et suiv. – Vuitry, Les monnaies sous les trois premiers Valois, Paris, 1881, in-8o, passim. – De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. I, ch. XI.

<p>276</p>

Juvénal des Ursins et Journal d'un bourgeois de Paris, passim. – Lettre de Nicolas de Clemangis à Gerson, dans Clemangis opera omnia, 1613, in-4o, II, pp. 159 et suiv.

<p>277</p>

Le P. Denifle, La désolation des églises, monastères…, Mâcon, 1897, in-8o, introduction.

<p>278</p>

Procès, t. II, pp 402, 434.

<p>279</p>

Toutefois ces deux personnages ne nous sont connus que par des documents généalogiques très suspects. Procès, t. V, p. 252 – Boucher de Molandon, La famille de Jeanne d'Arc, p. 127. – G. de Braux et E. de Bouteiller, Nouvelles recherches, pp. 7 et suiv.

<p>280</p>

Procès, t. I, pp. 52, 53.

<p>281</p>

Procès, t. II, pp. 404, 407, 409, 411, 414, 416 et passim.

<p>282</p>

Ibid., t. II, pp. 402, 434.