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href="#n306" type="note">306.

      CHAPITRE III

      PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS. – FUITE À NEUFCHÂTEAU. – VOYAGE À TOUL. – SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS

      Robert de Baudricourt, alors capitaine de la ville de Vaucouleurs pour le dauphin Charles, était fils de Liébault de Baudricourt, en son vivant chambellan de Robert duc de Bar, gouverneur de Pont-à-Mousson, et de Marguerite d'Aunoy, dame de Blaise en Bassigny. Quatorze ou quinze ans auparavant, il avait succédé à ses deux oncles, Guillaume Bâtard de Poitiers et Jean d'Aunoy, comme bailli de Chaumont et capitaine de Vaucouleurs. Il s'était marié une première fois à une riche veuve; devenu veuf il avait épousé, en 1425, une veuve aussi riche que la première, madame Alarde de Chambley. Et c'est un fait que les bergers d'Urusse et de Gibeaumex volèrent la charrette qui portait les gâteaux commandés pour le festin de noces. Sire Robert ressemblait à tous les hommes de guerre de son temps et de son pays: il était avide et madré; il avait beaucoup d'amis parmi ses ennemis et beaucoup d'ennemis parmi ses amis, se battait parfois pour son parti, parfois contre et toujours à son profit. Au reste, pas plus malfaisant qu'un autre, et des moins sots307.

      Vêtue d'une pauvre robe rouge toute rapiécée308, mais le cœur illuminé d'un mystique amour, Jeanne gravit la colline qui domine la ville et la vallée, pénétra dans le château sans difficulté, car on y entrait comme au moulin, et fut introduite dans une salle où sire Robert se tenait parmi les gens d'armes. Elle entendit la Voix qui lui disait: «Le voilà309!» et aussitôt elle alla droit à lui, et lui parla sans crainte, commençant par ce qu'elle croyait, sans doute, le plus pressé:

      – Je suis venue à vous, lui dit-elle, de la part de Messire, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas assigner bataille à ses ennemis310.

      Assurément elle parlait de la sorte sur un nouveau mandement de ses Voix. Et, chose digne de remarque, elle répétait mot pour mot ce qu'avait dit soixante-quinze ans en çà, non loin de Vaucouleurs, un paysan champenois qui était vavasseur, c'est-à-dire homme franc. L'aventure de ce paysan avait commencé comme celle de Jeanne, pour finir, il est vrai, beaucoup plus court. La fille de Jacques d'Arc n'était pas la première à dire qu'elle avait des révélations sur le fait de la guerre. Les personnes inspirées se montrent surtout dans les époques de grandes misères. C'est ainsi qu'au temps de la peste et du Prince Noir, le vavasseur de Champagne avait, lui aussi, entendu une voix dans une lumière.

      Tandis qu'il travaillait aux champs, la voix lui avait dit: «Va avertir le roi de France Jean de ne combattre contre nul de ses ennemis.» C'était quelques jours avant la bataille de Poitiers311.

      Alors le conseil était bon; au mois de mai de l'an 1428, il semblait moins utile et même il ne répondait pas très bien à la réalité des choses. Depuis la malheureuse journée de Verneuil, les Français ne se sentaient pas en état d'assigner bataille à leurs ennemis; ils n'y songeaient point. On prenait, on perdait des villes, on faisait des escarmouches et des rescousses; on n'assignait point de bataille aux ennemis. Il n'était nul besoin de contenir le dauphin Charles qui, de nature et de fortune, était pour lors très contenu312. Environ le temps où Jeanne tenait ce propos à sire Robert, les Anglais préparaient une expédition en France et hésitaient encore, ne sachant s'ils marcheraient sur Angers ou sur Orléans313.

      Jeanne parlait sur l'avis de son archange et de ses saintes qui, touchant le fait de la guerre et l'état du royaume, n'en savaient ni plus ni moins qu'elle. Mais il n'est pas surprenant que ceux qui se croient envoyés de Dieu demandent qu'on les attende. Et puis il y avait tout le gros bon sens du peuple dans cette crainte de la jeune fille, que la chevalerie française ne livrât encore une bataille à sa façon. On savait trop bien comment ces gens-là s'y prenaient.

      Sans se troubler, Jeanne poursuivit et fit une prophétie concernant le dauphin:

      – Avant la mi-carême, Messire lui donnera secours.

      Et elle ajouta aussitôt:

      – De fait le royaume n'appartient pas au dauphin. Mais Messire veut que le dauphin soit fait roi et qu'il ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis, le dauphin sera fait roi; et c'est moi qui le conduirai à son sacre.

      Sans doute que le nom de Messire, dans le sens où elle l'employait, avait quelque chose d'étrange et d'obscur, puisque sire Robert, ne le comprenant pas, demanda:

      – Qui est Messire?

      – Le Roi du ciel, répondit la jeune fille.

      Elle venait d'employer un autre terme sur lequel sire Robert ne fit pas de réflexion, qu'on sache, et qui pourtant donne à penser314.

      Ce mot de commande, usité en matières bénéficiales, signifiait dépôt315. Quand le roi recevrait le royaume en commande il n'en serait que le dépositaire. Ce que la jeune fille disait là correspondait aux idées des hommes les plus pieux sur le gouvernement des royaumes par Notre-Seigneur. Elle n'avait pu trouver elle-même ni le mot ni la chose; elle était visiblement endoctrinée par quelqu'un de ces hommes d'Église dont nous avons déjà senti l'influence à l'occasion d'une prophétie lorraine et dont toute trace est à jamais perdue.

      Jeanne était en conversations spirituelles avec plusieurs prêtres; entre autres avec Messire Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, et Messire Dominique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx, qui l'entendaient en confession316. Il est dommage qu'on ne sache pas ce qu'ils pensaient de l'insatiable cruauté de la gent anglaise, de l'orgueil de Monseigneur le duc de Bourgogne, des malheurs du dauphin, et s'ils n'espéraient pas que Notre-Seigneur Jésus-Christ daignerait un jour, à la prière du commun peuple, donner le royaume en commande à Charles, fils de Charles. C'est peut-être de quelqu'un de ceux-là que Jeanne tenait sa politique sacrée317.

      Au moment où elle parlait à sire Robert, se trouvait auprès du capitaine, et non pas, sans doute, par pur hasard, un gentilhomme lorrain nommé Bertrand de Poulengy, qui avait une terre près de Gondrecourt et remplissait un office dans la prévôté de Vaucouleurs318. Il était alors âgé d'environ trente-six ans. C'était un homme qui fréquentait les clercs; du moins entendait-il fort bien le langage des personnes de dévotion319. Peut-être voyait-il Jeanne pour la première fois, mais assurément il avait beaucoup entendu parler d'elle, la savait pieuse et de sage conduite; il avait fréquenté à Domremy une douzaine d'années avant cette époque, connaissait les aîtres, s'était assis sous l'arbre des Dames, était allé plusieurs fois chez Jacques d'Arc et la Romée, qu'il tenait pour d'honnêtes cultivateurs320.

      Il se peut que Bertrand de Poulengy fut touché du maintien et du langage de la jeune fille; il est plus croyable encore que ce gentilhomme était en relation avec les personnes d'Église, inconnues de nous, qui instruisaient la paysanne visionnaire afin de la rendre plus capable de servir le royaume de France et l'Église. De toute manière elle avait en Bertrand un ami qui devait lui apporter plus tard l'appui le plus utile.

      Pour cette fois, si nous sommes bien informés, il ne tenta rien ni ne souffla mot. Peut-être jugeait-il qu'il fallait attendre que le capitaine de la ville fût mieux préparé à accueillir la demande de la sainte. Sire Robert ne comprenait rien à toute cette affaire et ce point seul lui paraissait clair, que Jeanne ferait une belle ribaude et que ce serait un friand morceau pour les gens d'armes321.

      En renvoyant le vilain qui la lui avait amenée, il lui fit une recommandation tout à fait conforme à la sagesse du temps sur le castoiement

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<p>307</p>

Chronique de la Pucelle, p. 271. – Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 67. – Le R. P. Benoît, Histoire ecclésiastique et politique de la ville et du diocèse de Toul, Toul, 1707, p. 529. – S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, pp. CLXII-CLXIII. – Léon Mougenot, Jeanne d'Arc, le Duc de Lorraine et le Sire de Baudricourt, 1895, in-8o. – G. de Braux et E. de Bouteiller, Nouvelles recherches, p. XVIII. – C. Nioré, Le pays de Jeanne d'Arc, dans Mémoires de la Société académique de l'Aube, 1894, t. XXXI, pp. 307-320. – De Pange, Le pays de Jeanne d'Arc. Le fief et l'arrière-fief. Les Baudricourt, Paris, 1903, in-8o.

<p>308</p>

Procès, t. II, p. 436.

<p>309</p>

Ibid., t. II, p. 456.

<p>310</p>

Ibid., t. II, p. 456.

<p>311</p>

Chronique des quatre premiers Valois, éd. S. Luce, Paris, 1861, in-8o, pp. 46-48.

<p>312</p>

P. de Fénin, Mémoires, éd. de mademoiselle Dupont, Paris, 1837, pp. 195, 222, 223.

<p>313</p>

L. Jarry, Le compte de l'armée anglaise au siège d'Orléans, Orléans, 1892, in-8o, pp. 75-76.

<p>314</p>

Procès, t. II, p. 456.

<p>315</p>

Voir La Curne et Godefroy au mot: commande.

<p>316</p>

Procès, t. II, p. 392, 393, 458, 459.

<p>317</p>

Quant à Nicolas de Vouthon, religieux de l'abbaye de Cheminon, ce qui est dit de lui dans l'information des 2 et 3 novembre 1476 semble peu vraisemblable. Procès, t. V, p. 252. – E. de Bouteiller et G. de Braux, Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc, pp. XVIII et suiv., p. 9.

<p>318</p>

Procès, t. II, p. 475. – Servais, dans Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, t. VI, p. 139. – E. de Bouteiller et G. de Braux, Nouvelles recherches, p. XXVIII. – S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, preuve XCV, p. 143, et note 3. – De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 204.

<p>319</p>

Cela apparaît à la manière dont il rapporte les paroles de Jeanne.

<p>320</p>

Procès, t. II, pp. 451, 458.

<p>321</p>

Procès, t. III, p. 85. —Chronique de la Pucelle, p. 72. —Journal du siège, p. 35.