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prirent à loyer, pour y mettre à l'abri des pillards leurs outils et leurs bêtes. La location fut adjugée sur enchères. Un nommé Jean Biget, de Domremy, et Jacques d'Arc, le père de Jeanne, s'étant trouvés les plus forts enchérisseurs et ayant fourni les garanties suffisantes, un bail fut passé entre eux et les représentants de la dame d'Ogiviller. Pour neuf années, à compter de la Saint-Jean-Baptiste de l'an 1419, et moyennant un loyer annuel de quatorze livres tournois et de trois imaux de blé207, Jacques d'Arc et Jean Biget eurent la jouissance de la forteresse, du jardin, de la cour, ainsi que des prés qui dépendaient de ce domaine. Outre les deux locataires principaux, il y eut cinq locataires subsidiaires, dont le premier en nom fut Jacquemin, l'aîné des fils de Jacques d'Arc208.

      La précaution n'était pas inutile. En cette même année 1419, Robert de Saarbruck et sa compagnie se rencontrèrent avec les hommes des frères Didier et Durand, au village de Maxey, qui étendait en face de Greux, sur l'autre côté de la Meuse, au pied des collines boisées, ses toits de chaume. Les deux partis se livrèrent en ce lieu un combat dans lequel le damoiseau victorieux fit trente-cinq prisonniers, qu'ensuite il rançonna très âprement, selon l'usage. Dans le nombre se trouvait ce Thiesselin de Vittel, écuyer, dont la femme avait tenu sur les fonts du baptême la seconde fille de Jacques d'Arc. Jeanne, qui avait alors sept ans, et peut-être un peu plus, put voir, d'une des collines de son village, le combat où fut pris le mari de sa marraine209.

      Cependant les affaires du royaume de France allaient au plus mal. On le savait à Domremy, car le village était sur la route et les passants apportaient les nouvelles210. C'est ainsi qu'on y avait appris le meurtre du duc Jean de Bourgogne à qui les conseillers du dauphin firent payer sur le pont de Montereau le sang versé rue Barbette et qui en furent les mauvais marchands, cette mort ayant mis très bas leur jeune prince. La guerre s'en était suivie entre Armagnacs et Bourguignons. Et cette guerre n'avait que trop profité aux Anglais, obstinés ennemis du royaume, qui depuis deux cents ans possédaient la Guyenne et y faisaient un grand négoce211. Mais la Guyenne était loin et peut-être ne savait-on pas à Domremy qu'elle avait été jadis dans les appartenances des rois de France. Ce qu'on y savait très bien, au contraire, c'est que durant les derniers troubles du royaume les Anglais avaient repassé la mer et que monseigneur Philippe, fils du feu duc Jean, leur avait tendu la main. Ils occupaient la Normandie, le Maine, la Picardie, l'Île-de-France, Paris la grande ville212. Or les Anglais étaient très haïs et très craints, en France, pour leur grande réputation de cruauté. Non qu'ils fussent en réalité beaucoup plus méchants que les autres peuples213. En Normandie, leur roi Henri avait fait respecter les femmes et les biens dans tous les lieux de son obéissance. Mais la guerre est cruelle en soi et qui la porte chez un peuple devient justement odieux à ce peuple. On les disait perfides et non toujours à tort, car la bonne foi est rare parmi les hommes. On les tournait en dérision de diverses manières. En jouant sur leur nom en latin et en français on les nommait anges. Or, s'ils étaient des anges, c'étaient assurément de mauvais anges. Ils reniaient Dieu et avaient sans cesse à la gorge leur Goddam214, tant qu'on les appelait les Godons. C'étaient des diables. On disait qu'ils étaient coués, c'est-à-dire qu'ils avaient une queue au derrière215. On eut deuil dans beaucoup de maisons françaises, quand la reine Ysabeau, faisant des nobles fleurs de Lis litière au léopard, livra le royaume de France aux coués216. Depuis lors, le roi Henri V de Lancastre et le roi Charles VI de Valois, le roi victorieux et le roi fol s'étaient suivis, à quelques jours de distance, devant Dieu qui juge le bon et le mauvais, le juste et l'injurieux, le faible et le puissant. La châtellenie de Vaucouleurs était française217. Il s'y trouvait des clercs et des nobles pour plaindre cet autre Joas arraché tout enfant à ses ennemis, orphelin dépouillé de son héritage, en qui tout l'espoir du royaume était renfermé. Mais croira-t-on que les pauvres laboureurs avaient loisir de considérer ces choses? Croira-t-on que vraiment les paysans de Domremy tenaient pour le dauphin Charles, leur droiturier seigneur, tandis que les Lorrains de Maxey, suivant le parti de leur duc, tenaient pour les Bourguignons?

      Maxey, sur la rive droite de la Meuse, n'était séparé de Domremy que par la rivière. Les enfants de Domremy et de Greux y allaient à l'école; des querelles s'élevaient entre eux; les petits Bourguignons de Maxey et les petits Armagnacs de Domremy se livraient des batailles. Plus d'une fois, le soir, à la tête du pont, Jeanne vit revenir tout en sang les gars de son village218. Qu'une fillette ardente comme elle ait épousé gravement ces querelles et en ait conçu une haine profonde des Bourguignons, cela se conçoit. On aurait tort pourtant de chercher dans ces jeux de vilains en bas âge un indice de l'état des esprits. Les jeunes garnements de ces deux paroisses en avaient pour des siècles à s'insulter et à se battre219. Partout et toujours, quand les enfants vont en troupe et que ceux d'un village rencontrent ceux du village voisin, les injures et les pierres volent. Les paysans de Domremy, de Greux et de Maxey, se souciaient peu, sans doute, des affaires des ducs et des rois. Ils avaient appris à craindre les capitaines de leur alliance à l'égal des capitaines de l'alliance contraire, et à ne point faire de différence entre les gens de guerre amis et les gens de guerre ennemis.

      En l'an 1420, les Anglais occupèrent le bailliage de Chaumont et mirent des garnisons dans plusieurs forteresses du Bassigny. Messire Robert, seigneur de Baudricourt et de Blaise, fils de feu messire Liébault de Baudricourt, était alors capitaine de Vaucouleurs et bailli de Chaumont pour le dauphin Charles. Il pouvait être estimé grand pillard, même en Lorraine. Au printemps de cette année 1420, le duc de Bourgogne ayant envoyé des ambassadeurs au seigneur évêque de Verdun, sire Robert, d'accord avec le damoiseau de Commercy, les fit prisonniers à leur retour. Pour venger cette offense, le duc de Bourgogne déclara la guerre au capitaine de Vaucouleurs et la châtellenie fut ravagée par des bandes d'Anglais et de Bourguignons220.

      En 1423, le duc de Lorraine était aux prises avec un terrible homme, cet Étienne de Vignolles, routier gascon, déjà fameux sous le rude sobriquet de La Hire221, qu'il devait laisser après sa mort au valet de cœur des jeux de cartes graissés par les doigts des soudards. La Hire tenait le parti du dauphin Charles, mais, de fait, ne guerroyait que pour son propre gain. À cette heure, il battait le Barrois au couchant et au midi, brûlant les églises et détruisant les villages.

      Comme il occupait Sermaize, dont l'église était fortifiée, Jean comte de Salm, gouverneur du duché de Bar pour le duc de Lorraine, l'y vint assiéger avec deux cents chevaux. Un coup de bombarde, tiré par les canonniers lorrains, tua Collot Turlaut, marié depuis deux ans à Mengette, fille de Jean de Vouthon et cousine germaine de Jeanne222.

      Jacques d'Arc était alors doyen de la communauté. Le doyen avait beaucoup à faire, surtout dans les temps troublés. Il convoquait le maire et les échevins à leurs réunions, faisait les cris des ordonnances, commandait le guet de jour et de nuit, gardait les prisonniers. Il était aussi chargé de la collecte des tailles, rentes et redevances, office des plus pénibles à remplir dans un pays ruiné223.

      Robert de Saarbruck, damoiseau de Commercy, qui, pour le moment, était armagnac, pillait et rançonnait, sous couleur de protection et de sauvegarde, les villages barrisiens de la rive gauche de la Meuse224. Le 7 octobre 1423, Jacques d'Arc signa, comme doyen, au-dessous du maire et de l'échevin, l'acte par lequel le damoiseau extorquait à ces pauvres gens le paiement annuel de deux gros par feu entier et d'un gros par feu de veuve, imposition qui ne montait pas à moins de deux cent vingt écus d'or, que le doyen était chargé de

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<p>207</p>

«Imal, dit Le Trévoux, mesure de grains dont on se sert à Nancy. La quarte fait deux imaux, et quatre quartes le réal qui contient quinze boisseaux, mesure de Paris.»

<p>208</p>

Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle, layette Ruppes, II, no 28. – Le bail à ferme du 2 avril 1420 a été publié pour la première fois par M. J. – Ch. Chappellier dans le Journal de la Société d'Archéologie lorraine, janvier-février 1889, et Deux actes inédits du XVe siècle sur Domremy, Nancy 1889, in-8o, 16 p. – S. Luce, La France pendant la guerre de cent ans, 1890, in-18, pp. 274 et suiv. – Lefèvre-Pontalis, Étude historique et géographique sur Domremy, pays de Jeanne d'Arc, dans Bibliothèque de l'École des Chartes, t. LVI, pp. 154-168.

<p>209</p>

Procès, t. II, pp. 420-426. – S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, p. lxiv.

<p>210</p>

Liénard, Dictionnaire topographique de la Meuse, introduction, p. x.

<p>211</p>

Dom Devienne, Histoire de Bordeaux, pp. 98 et 103. – L. Bachelier, Histoire du commerce de Bordeaux, Bordeaux, 1862, in-8o, p. 45. – D. Brissaud, Les Anglais en Guyenne, Paris, 1875, in-8o.

<p>212</p>

Ch. de Beaurepaire, De l'administration de la Normandie sous la domination anglaise, Caen, 1859, in-4o, et États de Normandie sous la domination anglaise, Évreux, 1859, in-8o. – De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. V, pp. 40-56, pp. 261-286.

<p>213</p>

Thomas Basin, Histoire de Charles VII et de Louis XI, éd. Quicherat, t. I, p. 27.

<p>214</p>

La Curne, aux mots: Anglais et Goddons.

<p>215</p>

Voragine, La légende de Saint-Grégoire. – Du Cange, Glossaire, au mot: Caudatus. – Le Roux de Lincy, Recueil de chants historiques français, Paris, 1851, t. I, pp. 300-301. – Cette injure se trouve déjà couramment chez Eustache Deschamps; elle est encore vivace au XVIIe siècle (Sommaire tant du nom et des armes que de la naissance et parenté de la Pucelle, éd. Vallet de Viriville).

<p>216</p>

Carlier, Histoire du Valois, t. II, pp. 441 et suiv. – S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, ch. III.

<p>217</p>

Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. II, col. 631. – Bonnabelle, Notice sur la ville de Vaucouleurs, Bar-le-Duc, 1879, in-8o de 75 pages.

<p>218</p>

Procès, t. I, pp. 65-66. – S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, pp. 18 et suiv.

<p>219</p>

N. Villiaumé, Histoire de Jeanne d'Arc, 1864, in-8o, p. 52, note I.

<p>220</p>

S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, ch. III.

<p>221</p>

Pierre d'Alheim, Le jargon jobelin, Paris, 1892, in-18, glossaire, au mot: Hirenalle, p. 61, et communication verbale de M. Marcel Schwob. —Cronique Martiniane, éd. P. Champion, p. 8, note 3. —Journal d'un bourgeois de Paris, p. 270. – De Montlezun, Histoire de Gascogne, 1847, in-8o, p. 143. – A. Castaing, La patrie du valet de cœur, dans Revue de Gascogne, 1869, X, 29-33.

<p>222</p>

S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, pp. lxxiij et 87, note 1. – E. de Bouteiller et G. de Braux, Nouvelles recherches, pp. 4-15.

<p>223</p>

Bonvalot, Le tiers état d'après la charte de Beaumont et ses filiales, Paris, 1886, p. 412.

<p>224</p>

S. Luce, Jeanne d'Arc à Domremy, pp. lxxi et suiv.