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suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta brochure. S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te répondrait; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas, s'il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire part.

      Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra 1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit coup d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu; mais que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut pas s'occuper, c'est des affaires publiques.

      Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

Paris, le 5 juin 1845.

      Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère que nous.

      Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot, – s'il te la communique, – car on assure que les hommes du pouvoir ne s'occupent absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C'est un homme charmant et celui que je préfère; je dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y agiter la question d'inviter le gouvernement (toujours le gouvernement!) à instituer des chaires d'économie politique. J'ai été chargé de préparer là-dessus quelques idées, c'est un sujet qui me plairait; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres et des possesseurs qu'il faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux, j'attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu'elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour s'associer, il faut un principe reconnu; et je crains bien qu'il ne nous fasse défaut. Je n'ai jamais vu tant de peur de l'absolu, comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre marche.

      À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur des bases telles que rien de nouveau n'est possible. Dès lors, il n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut faire qui puissent nous tirer de cette impasse. – Je viens aux choses qui me sont personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami de cœur, sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop présomptueux.

      Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout sera prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de chose à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra dans le prochain numéro du Journal des Économistes. L'ignorance des affaires d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t'en dirai franchement l'effet.

      J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes d'abonnement motivées, entre autres une lettre de Nevers qui disait: «Il nous est parvenu deux articles du Moniteur Industriel, qui réfute un article du Journal des Économistes, intitulé: Sophismes. Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du Moniteur, mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous l'envoyer et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une conversation que j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on avait lu à haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d'autres Sophismes pour les réunir et en faire, à ses frais, une brochure à bon marché qui pourra se répandre.

      Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers. J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.

      Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d'autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît bien plus belle quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t'occuper d'en montrer quelques traits.

      Si mon petit traité, Sophismes économiques, réussit, nous pourrions le faire suivre d'un autre intitulé: Harmonies sociales. Il aurait la plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les harmonies naturelles et providentielles.

      J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l'esprit du siècle.

      Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante, dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant été privé longtemps.

16 juin 1845.

      Mon cher Félix, je t'annonce que ma Ligue est imprimée; on est maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu'après, au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C'est d'être le directeur du Journal des Économistes. Au point de vue pécuniaire, c'est une misérable affaire; il s'agit de cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l'économiste qui sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu'il ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, je n'irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de mémoire et de présence d'esprit; mais ma plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos hommes d'État.

      Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une homogénéité qui lui manque.

      Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des affaires financières et douanières;

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