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compensation dans le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres.

      Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.

      Adieu, mon cher Félix.

Madrid, le 6 juillet 1840.

      Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis de ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, mais qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le revers de la médaille. Madrid est aujourd'hui un théâtre peut-être unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les mœurs et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à proclamer mon exil.

      Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin à nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que les nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux compter, mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai tant tardé à t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce climat, et je commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de deux mois notre départ…

      Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à Mugron. Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon départ, à Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre entreprise. Elle est réellement excellente, mais réussirons-nous à la fonder? C'est ce que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid sont à mille lieues de l'esprit d'association, toute idée importée de l'étranger est accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi très-difficiles sur les questions de personnes, chacun vous disant: Je n'entre pas dans l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent tant d'argent avec les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils ne se soucient guère d'autre chose. Voilà bien des obstacles à vaincre, et cela est d'autant plus difficile qu'ils ne vous donnent pas occasion de les voir un peu familièrement. Leurs maisons sont barricadées comme des châteaux forts. Nous avons trouvé ici deux classes de banquiers, les uns, Espagnols de vieille roche, sont les plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui peuvent donner plus de consistance à l'entreprise; les autres, plus hardis, plus européens, sont plus abordables mais moins accrédités: c'est la vieille et la jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons frappé à la porte de l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne refuse et que de plus nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la porte de l'Espagne moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir épuisé tous les moyens de succès, nous avons quelque raison de penser que la solution ne se fera pas attendre.

      Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne me manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que je serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes que celles de Custine, et peut-être plus vraies.

      Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre ici, indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je pourrais prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de maisons italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de ma tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait comme un moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais mon devoir m'oblige à y renoncer.

      Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus solennel et de plus imposant, que les cérémonies religieuses en Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer.

      Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié.

Madrid, le 16 juillet 1840.

      Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1er et 6 juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien nécessaires. Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu l'habitude de vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les jours où je reçois des lettres.

      Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. À cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former un conseil, et des noms tellement connus et honorables qu'il ne paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire concurrence. Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et conditions; j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé. Cela fait, peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et assister à la session du conseil général. Si je le puis en quelque manière, je n'y manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en Espagne, parce que la compagnie me fournira une occasion de faire un voyage complet et gratis. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que j'aie voyagé. Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, sauf les comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a suspendu toutes les réunions publiques, bals, théâtres, courses. – Notre chambre et quelques bureaux, le restaurant français et la promenade au Prado, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je voudrais prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence est nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien tendrement.

      Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et sa méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable vice, mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la rouerie de beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en ridicule; ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et tous les usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent très-peu au confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher Félix, combien les individus, les familles, les nations peuvent être heureuses sans connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous ne nous presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront avec leurs poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce qu'on ne s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à l'ignorance, à la stupidité. Cette affluence de floueurs nous a fait d'abord beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. Pour moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole l'empêchera de tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir apporté leurs plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire venir des capitaux et souvent des ouvriers français.

      Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix, tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en sommes éloignés.

      Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.

Madrid, le 17 août 1840.

      … Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre: Comment le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les moines? Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas assez le pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de probable,

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