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selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux personnes. – Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai plutôt parcouru que lu le Paria. La versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux. – Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur est sans espérance.

Mugron, 12 mars 1829.

      .......

      À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer tout vif? – Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous donner? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une épopée? ou bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, je traite du régime prohibitif. Vois si cela te tente, et je t'enverrai mes œuvres complètes, bien entendu lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression. – Je voulais t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire… (Cet écrit ne fut pas imprimé —Note de l'édit.)

Mugron, juillet 1829.

      ..... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et non celles du public, le public ne sera que le grand côlon des gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés; et nous donnons notre procuration à des gens qui sont parties prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient imbus d'idées pacifiques7! C'est une contradiction choquante. – Mais, dira-t-on, on demande aux députés du dévouement, du renoncement à soi-même, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous. Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est une erreur grave et antisociale8. Et, pour descendre des généralités à l'application, que les contribuables se fissent représenter par des hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun ne sentait pas qu'il est de son intérêt de payer une force chargée de la répression des malfaiteurs.

      Je t'embrasse tendrement.

Bayonne, 22 avril 1831.

      .....Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas ses hommes d'affaires.

      Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense fortune. C'est plus qu'il n'en faut. – Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au courant…

      Ton bien dévoué.

Bayonne, 4 mars 1846.

      Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le cœur, et il me semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans! hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.

      .......

      Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de repousser tes amicales félicitations. – Je n'avais publié qu'un livre et, dans ce livre, la préface seule était mon œuvre. Rentré dans ma solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la même lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma candidature. – Jamais de la vie je n'avais pensé à cet honneur.

      Ce livre est intitulé: Cobden et la Ligue. Je te l'envoie par ce courrier, ce qui me dispense de t'en parler. – En 1842 et 1843, je m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité. J'adressai des articles à la Presse, au Mémorial Bordelais et à d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se briser contre la conspiration du silence; et je n'avais d'autre ressource que de faire un livre. – Voilà comment je me suis trouvé auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours aimé l'économie politique, il m'en coûte d'y donner exclusivement mon attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule question m'entraîne et va m'absorber: La liberté des relations internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné un rôle dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens d'une spécialité.

      .......

      .....J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n'ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j'aille solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!..

      Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.

       LETTRES À M. FÉLIX COUDROY 9

Bayonne,

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<p>7</p>

V. au présent volume, la lettre à M. Larnac; – au t. IV, les pp. 198 à 203; – et au t. V, les pp. 518 à 561. (Note de l'éditeur.)

<p>8</p>

On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard, l'Harmonie des intérêts. (Note de l'éditeur.)

<p>9</p>

C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans d'études et de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle brillant et trop court des six dernières années de sa vie. En lui envoyant de Paris les Harmonies économiques, Bastiat avait écrit sur la première page du volume: «Mon cher Félix, je ne puis pas dire que ce livre t'est offert par l'auteur; il est autant à toi qu'à moi.» – Ce mot est un bel éloge. – V. la notice biographique. (Note de l'éditeur.)