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20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de Monclar.»

      Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.

      «Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie sur une révélation pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain.»

      Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6me page en me disant de ne continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre De la valeur au premier volume des Harmonies; mais qu'il suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2me édition… Il me recommanda en même temps, à l'égard (p. xlviii) des chapitres inachevés, de les faire suivre de points suspensifs…

      Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»

      … Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.

      Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette nuit.

23 DÉCEMBRE 1850 (LUNDI)

      Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses Harmonies, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la Concurrence, un autre chapitre intitulé Production et Consommation… Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture fermée.

      … La durée de notre promenade avait été de 2 heures ½. Au seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce voyage devint sa constante préoccupation.

      Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval. Cette visite tira notre ami d'un état prononcé d'accablement. Il se leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le canapé et s'assit à côté de lui. Son premier soin fut de parler de son départ d'Italie. Il s'enquit du nom du navire sur lequel M. de Rayneval se chargeait de lui procurer une chambre d'officier. M. de Rayneval l'entretint dans son illusion. Ensuite la conversation se porta sur les monuments de Rome, et Bastiat exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient cependant des réserves et étaient entremêlés de critiques.

      … Je me mis en quête d'une garde… Il me fut impossible d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à passer la nuit… Le médecin était venu… Il n'estimait pas que le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre des vivants.

24 DÉCEMBRE 1850 (MARDI)

      J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi. Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées, disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt que de coutume. À 8 h. ½ il quitta son lit. Mais il se sentit faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce qu'il avait fait encore debout, la veille.

      Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France, s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, lui proposer de l'accompagner dans son voyage… Il accepta de suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions qu'à Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un cas de conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous sacrifiez pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de déceptions.»

      Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé dans tout autre moment.

      La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire son testament et se servir du ministère du chancelier de l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit, j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando, chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.

      … Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère! C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»

      Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc sur laquelle il traça ces lettres: Frede… Nous vîmes qu'il pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.

      Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce vœu, et, d'après ce que j'avais ouï dire de Mlle sa tante, j'ajoutai que de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu désirait qu'elle fît.

      À 2 h. ½, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer de position

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