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au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.

      Voilà le pour. – Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon cœur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.

Le 18…

      Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs. Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de commerce. M. X… a dit que les Anglais jouaient la comédie. Il ne me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? Parce qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un sophisme sur ce sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner on m'a cloué à un whist: soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était: Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc. – Z… – autre déception, je le crains. Il s'est engoué d'agriculture, et partant d'idées prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma dette à l'humanité.

      Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle, maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce qu'elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je puis prendre. Si elle t'en parle, dis-moi l'effet que ma lettre aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire ma Ligue: la lira-t-on? J'en doute. On est ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l'Irlande infirmait la doctrine de Malthus!! J'ai entendu dire à quelqu'un qu'il y avait du bon dans le Traité de législation, et surtout dans le Traité de la propriété. Pauvre Comte! Say m'a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité l'ont tué.

      Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un éclat inopportun.

      Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la Ligue va éditer aussi les Sophismes. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre de Mathieu de Dombasle était intitulé: Un rayon de bon sens, etc.

      Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume, s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors, si le cœur t'en disait, te faire éditer sans bourse délier, ce qui n'est pas une petite affaire.

      Adieu, mon cher Félix, écris-moi.

Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).

      … Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi. Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec toi, ne vaudraient pas mieux. D'un autre côté, il est certain qu'il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement parlant; mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au journal augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre 1,000, je serais satisfait. – Puis vient la perspective d'un cours; je ne sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât des chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: «Je suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire qu'occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour moi. J'ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon introduction, et lui-même m'a fait demander l'ouvrage. J'aurais donc bien des chances, sinon d'être appelé à la Faculté, du moins, si l'on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D'une manière ou d'une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c'est tout ce qu'il me faut.

      Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais le cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre des objections… Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne santé! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée; mais tu comprends aussi que la direction du journal mettrait bien des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux sophismes, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre populaire et anecdotique, je sens l'opportunité de faire de la doctrine, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes affectueuses lettres.

      M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des choses assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance qui m'a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement inconnu ici même… Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.

      Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra pourtant que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.

      Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te dise que l'ouvrage de Simon est très-rare et très-cher; il n'y en a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques. Bossuet avait fait détruire toute l'édition.

      Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.

Londres, juillet 1845.

      Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard à rappeler mes souvenirs, afin que de vive voix je puisse te donner plus de détails.

      Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le secrétaire qui m'envoie la Ligue. Puis j'ai écrit six dédicaces sur autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit. Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la Ligue, avec prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs d'un Anglais consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux chemises dans un sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français,

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