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Oui, répondit le fantôme.

      ― Mais vous ne le regardez seulement pas, objecta Scrooge.

      ― Cela ne m’empêche pas de le voir, dit le spectre.

      ― Eh bien ! reprit Scrooge, je n’ai qu’à l’avaler, et le reste de mes jours je serai persécuté par une légion de lutins, tous de ma propre création. Sottise, je vous dis… sottise ! »

      À ce mot le spectre poussa un cri effrayant et secoua sa chaîne avec un bruit si lugubre et si épouvantable, que Scrooge se cramponna à sa chaise pour s’empêcher de tomber en défaillance. Mais combien redoubla son horreur lorsque le fantôme, ôtant le bandage qui entourait sa tête, comme s’il était trop chaud pour le garder dans l’intérieur, de l’appartement, sa mâchoire inférieure retomba sur sa poitrine.

      Scrooge se jeta à genoux et se cacha le visage dans ses mains.

      « Miséricorde ! s’écria-t-il. Épouvantable apparition ! … pourquoi venez-vous me tourmenter ?

      ― Ame mondaine et terrestre ! répliqua le spectre ; croyez-vous en moi ou n’y croyez-vous pas ?

      ― J’y crois, dit Scrooge ; il le faut bien. Mais pourquoi les esprits se promènent-ils sur terre, et pourquoi viennent-ils me trouver ?

      ― C’est une obligation de chaque homme, répondit le spectre, que son âme renfermée au dedans de lui se mêle à ses semblables et voyage de tous côtés ; si elle ne le fait pendant la vie, elle est condamnée à le faire après la mort. Elle est obligée d’errer par le monde… (oh ! malheureux que je suis ! )…. et doit être témoin inutile de choses dont il ne lui est plus possible de prendre sa part, quand elle aurait pu en jouir avec les autres sur la terre pour les faire servir à son bonheur ! »

      Le spectre poussa encore un cri, secoua sa chaîne et tordit ses mains fantastiques.

      « Vous êtes enchaîné ? demanda Scrooge tremblant ; dites-moi pourquoi.

      ― Je porte la chaîne que j’ai forgée pendant ma vie, répondit le fantôme. C’est moi qui l’ai faite anneau par anneau, mètre par mètre ; c’est moi qui l’ai suspendue autour de mon corps, librement et de ma propre volonté, comme je la porterai toujours de mon plein gré. Est-ce que le modèle vous en paraît étrange ? »

      Scrooge tremblait de plus en plus.

      « Ou bien voudriez-vous savoir, poursuivit le spectre, le poids et la longueur du câble énorme que vous traînez vous-même ? Il était exactement aussi long et aussi pesant que cette chaîne que vous voyez, il y a aujourd’hui sept veilles de Noël. Vous y avez travaillé depuis. C’est une bonne chaîne à présent ! »

      Scrooge regarda autour de lui sur le plancher, s’attendant à se trouver lui-même entouré de quelque cinquante ou soixante brasses de câbles de fer ; mais il ne vit rien.

      « Jacob, dit-il d’un ton suppliant, mon vieux Jacob Marley, parlez-moi encore. Adressez-moi quelques paroles de consolation, Jacob.

      ― Je n’ai pas de consolation à donner, reprit le spectre. Les consolations viennent d’ailleurs, Ebenezer Scrooge ; elles sont apportées par d’autres ministres à d’autres espèces d’hommes que vous. Je ne puis non plus vous dire tout ce que je voudrais. Je n’ai plus que très peu de temps à ma disposition. Je ne puis me reposer, je ne puis m’arrêter, je ne puis séjourner nulle part. Mon esprit ne s’écarta jamais guère au-delà de notre comptoir ; vous savez, pendant ma vie, mon esprit ne dépassa jamais les étroites limites de notre bureau de change ; et voilà pourquoi, maintenant, il me reste à faire tant de pénibles voyages. »

      C’était chez Scrooge une habitude de fourrer les mains dans les goussets de son pantalon toutes les fois qu’il devenait pensif. Réfléchissant à ce qu’avait dit le fantôme, il prit la même attitude, mais sans lever les yeux et toujours agenouillé.

      « Il faut donc que vous soyez bien en retard, Jacob, fit observer Scrooge en véritable homme d’affaires, quoique avec humilité et déférence,

      ― En retard ! répéta le spectre.

      ― Mort depuis sept ans, rumina Scrooge, et en route tout ce temps-là.

      ― Tout ce temps-là, dit le spectre… ni trêve ni repos, l’incessante torture du remords.

      ― Vous voyagez vite ? demanda Scrooge.

      ― Sur les ailes du vent, répliqua le fantôme.

      ― Vous devez avoir vu bien du pays en sept ans », reprit Scrooge.

      Le spectre, entendant ces paroles, poussa un troisième cri, et produisit avec sa chaîne un cliquetis si horrible dans le morne silence de la nuit, que le guet aurait eu toutes les raisons du monde de le traduire en justice pour cause de tapage nocturne.

      « Oh ! captif, enchaîné, chargé de fers ! s’écria-t-il, pour avoir oublié que chaque homme doit s’associer, pour sa part, au grand travail de l’humanité, prescrit par l’Être suprême, et en perpétuer le progrès, car cette terre doit passer dans l’éternité avant que le bien dont elle est susceptible soit entièrement développé : pour avoir oublié que l’immensité de nos regrets ne pourra pas compenser les occasions manquées dans notre vie ! et cependant c’est ce que j’ai fait : oh ! oui, malheureusement, c’est ce que j’ai fait !

      ― Cependant vous fûtes toujours un homme exact, habile en affaires, Jacob, balbutia Scrooge, qui commençait en ce moment à faire un retour sur lui-même.

      ― Les affaires ! s’écria le fantôme en se tordant de nouveau les mains. C’est l’humanité qui était mon affaire ; c’est le bien général qui était mon affaire ; c’est la charité, la miséricorde, la tolérance et la bienveillance ; c’est tout cela qui était mon affaire. Les opérations de mon commerce n’étaient qu’une goutte d’eau dans le vaste océan de mes affaires. »

      Il releva sa chaîne de toute la longueur de son bras, comme pour montrer la cause de tous ses stériles regrets, et la rejeta lourdement à terre.

      « C’est à cette époque de l’année expirante, dit le spectre, que je souffre le plus. Pourquoi ai-je alors traversé la foule de mes semblables toujours les yeux baissés vers les choses de la terre, sans les lever jamais vers cette étoile bénie qui conduisit les mages à une pauvre demeure ? N’y avait-il donc pas de pauvres demeures aussi vers lesquelles sa lumière aurait pu me conduire ? »

      Scrooge était très effrayé d’entendre le spectre continuer sur ce ton, et il commençait à trembler de tous ses membres.

      « Écoutez-moi, s’écria le fantôme. Mon temps est bientôt passé.

      ― J’écoute, dit Scrooge ; mais épargnez-moi, ne faites pas trop de rhétorique, Jacob, je vous en prie.

      ― Comment se fait-il que je paraisse devant vous sous une forme que vous puissiez voir, je ne saurais le dire. Je me suis assis mainte et mainte fois à vos côtés en restant invisible. »

      Ce n’était pas une idée agréable. Scrooge fut saisi de frissons et essuya la sueur qui découlait de son front.

      « Et ce n’est pas mon moindre supplice, continua le spectre… je suis ici ce soir pour vous avertir qu’il vous reste encore une chance et un espoir d’échapper à ma destinée, une chance et un espoir que vous tiendrez de moi, Ebenezer.

      ― Vous fûtes toujours pour moi un bon ami, dit Scrooge. Merci.

      ― Vous allez être hanté par trois esprits », ajouta le spectre.

      La figure de Scrooge devint en un moment aussi pâle que celle du fantôme lui-même.

      « Est-ce là cette chance et cet espoir dont vous me parliez, Jacob ? demanda-t-il d’une voix défaillante.

      ― Oui.

      ― Je… je… crois que j’aimerais mieux qu’il n’en fût rien, dit Scrooge.

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