Скачать книгу

ce sentiment de la nature, dont l'union, plus rare que l'on ne croit, fait la beauté de ses grandes peintures musicales, on les retrouve dans ces jolis Reisebilder dont il aime à égayer le mélancolique compte rendu des opéras et des opéras-comiques. Son style ne vaut pas son orchestre, sans doute! Mais, que, pour retarder le moment fâcheux où il va falloir analyser et juger la Sirène[7], il rappelle ses souvenirs des Abbruzzes, les moines, les bandits, les madones, les carabiniers, les pifferari, ou bien que le Lazzarone[8] d'Halévy lui soit un prétexte pour évoquer la mer et la lumière de Naples, l'île de Nisida et les bateliers du Pausilippe, le coloris de ses esquisses est vif, sobre et juste.

      Pour conter, louer, invectiver, sa verve toujours jaillissante fait merveille, à condition que le démon romantique ne le pousse pas aux dernières outrances. Sa phrase agile va un train d'enfer, frappe à droite, frappe à gauche, avec une sûreté, une dextérité qui révèlent la bonne éducation latine de l'écrivain. Prompte à l'éloquence, elle se plie à l'ironie. La violence de la passion rend parfois cette ironie trop lourde ou trop tendue. Mais quand—lassitude, dédain ou résignation—l'âme tourmentée s'apaise un instant, elle a, pour traduire ses dégoûts et ses aversions, des cris de sensibilité endolorie qui font penser à Henri Heine ou bien des traits légers, acérés, terribles.

      Cet homme, dont la vie semble un perpétuel paroxysme d'amour, de haine, d'orgueil et de douleur, possède le sens du comique et de la bouffonnerie. S'il s'amuse à parodier le scénario d'un opéra qui a passé les bornes de la niaiserie consentie à ces espèces d'ouvrages, s'il enchâsse les perles qu'il a trouvées dans un «poème» lyrique, s'il veut se venger de l'ennui dont l'assomment la mauvaise musique et les méchants musiciens, il est fertile en inventions divertissantes. (Il faut lire certaine analyse du Caïd écrite en vers libres, en vers d'opéra[9].) Ces drôleries ne sont pas toujours très finement ciselées: Berlioz montre pour les grosses facéties, les coq-à-l'âne et les calembours une prédilection propre aux hommes de génie. D'autres fois, il donne dans la gaieté romantique, la redoutable gaieté des Jeunes France qui, dociles à la parole de Victor Hugo, admiraient Shakespeare comme des «brutes». Oh! les plaisanteries shakespeariennes en français! Mais il a aussi l'autre veine, la veine gauloise. Car chez lui tout est alliage et complexité.

      Par-dessus tout, il a le don de la vie. Il sait créer des personnages, les faire parler, les mettre en scène. Il excelle à composer de petits dialogues spirituels et passionnés où l'on surprend çà et là un peu de l'art de Diderot. Les soirées de l'orchestre, les Grotesques de la musique, les Mémoires contiennent un grand nombre de ces fragments de comédie, comme la visite de la «jeteuse de fleurs», madame Rosenhain, l'irruption des virtuoses chez le critique malade, les conversations avec Cherubini. Le jour de la première représentation du Faust de Gounod, Berlioz use du même procédé pour traduire les sentiments divers du public et il nous fait ainsi assister aux conversations de l'entr'acte[10], «cliquetis d'opinions étranges et contradictoires».

      Toutes ces qualités firent de Berlioz un merveilleux journaliste.

      *

       * *

      Lorsqu'en 1820 le prédécesseur de Berlioz au Journal des Débats, Castil-Blaze avait été chargé de la Chronique musicale, il avait ainsi caractérisé lui-même ses articles: «Cette chronique sera exclusivement consacrée à la musique. Les opéras nouveaux ou anciens y seront—uniquement sous le rapport musical—examinés, analysés avec soin et d'après les principes de la bonne école...» Sans rechercher ce que Castil-Blaze voulait dire par la bonne école, constatons seulement que pour le reste il tint parole: il étudia sous le rapport musical toutes les œuvres de théâtre, de concert ou d'église; il s'attira même une semonce de son collaborateur Hoffmann pour avoir imprimé que les gens de lettres, n'entendant rien à la musique, n'en devraient souffler mot. Comme il avait la déplorable mais lucrative manie de saccager les chefs-d'œuvre allemands et italiens sous prétexte de les mettre à la portée des Français, il insérait trop souvent dans ses chroniques l'apologie de ses crimes. Mais il fit aussi de beaux éloges de Gluck et de Mozart; il admira les Symphonies de Beethoven lorsqu'elles furent révélées aux abonnés du Conservatoire; il accueillit favorablement les premières Symphonies de Berlioz. Bref, il «inaugura dans la presse française la critique musicale des œuvres de musique[11]».

      A ce point de vue, la critique de Berlioz ne fut donc pas une nouveauté. Mais c'était bien la première fois qu'en France un musicien de cette valeur était appelé à communiquer au public ses goûts et ses opinions. Castil-Blaze savait sans doute la musique; mais il était plus connu pour avoir estropié Don Juan, les Noces, le Mariage secret, Freischütz que pour ses œuvres musicales qui consistent, si les dictionnaires disent vrai, en Trios pour le basson et en un recueil de douze romances. Et, avant Berlioz, de grands musiciens avaient pris la plume pour défendre ou expliquer leurs œuvres. Gluck avait fait précéder Alceste d'une préface célèbre. Mais ce que l'on n'avait point encore vu, c'était un compositeur journaliste et juge de ses confrères. On l'a revu, depuis, quelquefois.

      Berlioz n'abusa pas de sa compétence technique; elle était assez évidente pour qu'il pût se dispenser d'en faire parade. Beaucoup de critiques d'art hérissent leur prose de termes spéciaux, afin que l'on ne doute pas de leurs connaissances. Mais si ce vocabulaire particulier a peut-être l'avantage de nous donner quelque confiance, il nous inflige un tel ennui que le pauvre écrivain perd du même coup le bénéfice de sa science. A qui donc cet écrivain s'adresse-t-il quand il fait un article de journal? S'imagine-t-il, par hasard, que ses conseils seront écoutés du musicien lui-même? Tout artiste méprise la critique; s'il dissimule son mépris, il est un poltron qui, amoureux du succès, redoute l'influence du journal; si, par malheur, sa déférence est sincère, c'est qu'il ignore lui-même ce qu'il sent, ce qu'il veut, et n'est pas un artiste. C'est du public, du plus profane des publics que le critique doit être entendu et compris. Sans droit et sans pouvoir sur le créateur, il tâchera de faire partager à ses lecteurs ses aversions ou ses préférences; il y réussira s'il a de la verve, du bon sens, du goût, s'il aime l'art dont il traite et sait rendre sa passion contagieuse.

      Tel fut Berlioz critique. Dans ses premiers feuilletons, il laissait encore traîner des expressions qui sentaient le professionnel; mais il s'aperçut vite que le pédantisme est le pire défaut d'un journaliste, et que, si l'on veut former ou réformer le goût du public, l'essentiel est d'émouvoir les imaginations, d'inspirer l'horreur du médiocre et l'amour des chefs-d'œuvre. Berlioz donna donc libre carrière à ses haines et à ses enthousiasmes.

      Ses haines étaient vigoureuses et innombrables.

      Il haïssait les directeurs de théâtre, les chefs d'orchestre qui ne respectent point le texte du musicien, les chanteurs qui réclament des airs de bravoure. Aux virtuoses «pianistes, violoncellistes, hautboïstes, flûtistes, saxophonistes, cornistes, triples violonistes, simples racleurs, chanteurs, roucouleurs et compositeurs», il montrait sur sa table deux pistolets chargés.

      Il haïssait les opéras dénués d'ouverture. Il haïssait les vocalises, il ne les pardonnait point même à Mozart et toute l'admiration qu'il ressentait pour le Prophète ne l'empêchait pas d'écrire, s'adressant à Meyerbeer:

      Vous savez si je vous aime et si je vous admire; eh bien, j'ose affirmer que dans ces moments-là, si vous étiez près de moi, si la puissante main qui a écrit tant de grandes, de magnifiques et de sublimes choses était à ma portée, je serais capable de la mordre jusqu'au sang[12].

      Il haïssait la fugue au point que la majesté du dieu Beethoven lui-même ne pouvait arrêter son indignation et qu'il écrivait un jour à propos de la Messe en ré:

      Si au lieu de crier A-a-a-a-men pendant deux cents mesures, le chœur chantant en français s'avisait d'exprimer ses souhaits en vocalisant allegro furioso sur les syllabes Ain-ain-ain-si-i-i-i, avec accompagnement de trombones et de grands coups de timbales, ainsi que ne le manque jamais de faire un de nos plus illustres compositeurs de musique sacrée, il n'est pas un homme capable d'apprécier l'expression musicale qui ne se dit: «C'est un

Скачать книгу