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toutes les tièdes réticences, toutes les réserves ingrates sous lesquelles se cache la lâche crainte de trouver des railleurs, ou celle plus misérable encore et plus mal fondée de voir les travaux futurs du nouvel artiste ne pas répondre à l'attente que son premier triomphe fait concevoir!... Ah! prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle nature est l'émotion qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre est reconnue belle! Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas la satisfaction d'avoir vaincu une difficulté, la joie d'être sorti d'un péril, ce n'est rien de tout cela, détrompez-vous, c'est de la passion, c'est une passion partagée, c'est l'enthousiasme pour son œuvre multiplié par la somme des enthousiasmes intelligents qu'elle a excités... L'amour du beau remplit seul tout entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est d'avoir, autour de lui, quand il chante, un chœur de voix émues pour répondre à sa voix: plus elles sont belles, savantes et nombreuses et plus sa vie rayonne et se divinise, plus il est heureux[33]...» Pauvre Berlioz! Il livrait le secret de ses plus cruelles rancœurs, lorsqu'il peignait avec tant de feu les joies du poète applaudi; de toute son âme il aspirait à l'ivresse du triomphe, au délire qui «divinise» la vie; mais un destin avare lui marchandait cette félicité: ce fut son désespoir. Pauvre David! la gloire lui avait souri trop tôt. Ces «aristarques prudents» dont les scrupules et les réserves indignaient son panégyriste, n'étaient peut-être pas si mal avisés. Il justifia leur prudence, et Berlioz lui-même écrivit sur Herculanum un article d'une sévérité mitigée où le dépit d'avoir été mauvais prophète se mêlait à la crainte que tout le monde n'eût pas perdu le souvenir des solennels enthousiasmes de naguère.

      Quant à Gounod, le feuilleton de Berlioz sur Sapho contient de sévères admonestations mais aussi de grands éloges. Il mérite d'être relu. C'est un de ceux où Berlioz a exprimé sa pensée, toute sa pensée, avec le plus de franchise et de liberté. Après avoir vanté le poème d'Émile Augier comme un «magnifique texte pour la musique», il ajoute que Gounod l'a très bien traité dans certaines parties. Mais d'autres passages de l'œuvre l'ont révolté: «Je trouve cela, dit-il, hideux, insupportable, horrible.» Et s'adressant au musicien: «Non, mon cher Gounod, l'expression fidèle des sentiments et des passions n'est pas exclusive de la forme musicale... Avant tout il faut qu'un musicien fasse de la musique. Et ces interjections continuelles de l'orchestre et des voix dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës, arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce hachis de modulations et d'accords, ne sont ni du chant, ni du récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de l'expression. Il arrive dans certains cas au compositeur d'être obligé par son sujet à des espèces de préludes dans lesquels se montrent à demi les idées qu'il se propose de développer immédiatement après; mais il faut qu'enfin il les développe, ces idées, il faut que l'espoir de voir le morceau de musique commencer et finir ne soit pas continuellement déçu[34]...» Après cette vive mercuriale, il met en lumière toutes les beautés de la partition, surtout la dernière scène, dont il dira quelques mois plus tard, en rendant compte d'une reprise de Sapho:

      «L'art est si complet qu'il disparaît. On ne songe plus qu'à la sublimité de l'expression générale sans tenir compte des moyens employés par l'auteur. C'est beau!... mais très beau, miraculeusement beau[35]!»

      J'ai déjà cité les vivants dialogues par lesquels débute le feuilleton sur Faust. Quand, dans le même article, Berlioz prend ensuite la parole pour son compte, il s'efforce d'être équitable; mais le cœur n'y est pas. Comment ne serait-il pas blessé des inventions saugrenues des librettistes? comment, surtout, pourrait-il écarter de sa pensée le triste destin de sa Damnation? A son avis la partition de Gounod a «de fort belles parties et de fort médiocres[36]». Il loue de son mieux les premières. Quant aux secondes, il use d'ingénieuses prétentions: «Je ne puis me rappeler la forme ni l'accent du petit morceau chanté par Siébel cueillant des fleurs dans le jardin de Marguerite.» Quatre heures de musique l'ont tellement fatigué qu'il a gardé seulement un «souvenir confus» du trio final[37].

      Avant que Berlioz renonçât à la critique musicale, deux jeunes compositeurs français dont les noms furent depuis glorieux. Georges Bizet et Ernest Reyer, avaient fait représenter à Paris leurs premiers ouvrages. Berlioz leur rendit justice.

      Ce fut l'auteur de la Statue qui occupa dans les Débats la place abandonnée par l'auteur des Troyens. Il continua la glorieuse tradition de son maître. A son tour, pendant plus de trente années, il prodigua dans d'innombrables articles les fantaisies, les malices, les ironies de son esprit alerte et mordant, les boutades de son humeur indépendante, et les jugements de son goût libre, sûr et délicat.

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      La suite des feuilletons de Berlioz forme donc une histoire complète de la musique à Paris de 1835 à 1863. On n'y relève qu'une grave omission: Berlioz n'a point prononcé le nom de César Franck. Mais il faut observer que la seule œuvre de Franck exécutée pendant ce laps de temps fut Ruth et Booz et qu'alors (4 janvier 1846), Berlioz voyageait en Autriche. Ce fut Delécluze qui rendit compte de ce concert dans les Débats[38]; il loua le nouvel oratorio et fit écho à l'enthousiasme du public, car la première œuvre de César Franck remporta un éclatant succès.

      Je n'ai rien dit de l'attitude de Berlioz à l'égard de Wagner. On a si souvent conté la querelle du musicien français et du musicien allemand[39]! Autrefois beaucoup de personnes s'imaginaient, sur la foi de Scudo, que Berlioz et Wagner étaient «de la même famille... deux frères ennemis... deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven»; et, comme cette opinion était acceptée non seulement par les détracteurs mais aussi par certains admirateurs de Berlioz et de Wagner, une telle dispute de famille étonnait les uns et attristait les autres. Aujourd'hui que les grandes haines sont éteintes et que les grands engouements sont calmés, aujourd'hui que l'on ne goûte plus en applaudissant, soit Wagner, soit Berlioz, la joie de passer pour révolutionnaire, on comprend mieux que Berlioz ne pouvait pas aimer Wagner, sans désavouer une partie de son œuvre, sans blasphémer ses dieux.

      Il rédigea une solennelle profession de foi, un véritable credo et jeta l'anathème à la «musique de l'avenir». Plus tard, des griefs personnels se mêlèrent à ses répugnances artistiques; sa colère s'exaspéra quand il vit l'Opéra recevoir Tannhäuser, tandis que le sort des Troyens demeurait incertain. Le lendemain de la première représentation, il allait, dans ses lettres, jusqu'à féliciter les Parisiens de leurs rires et de leurs sifflets; il trouvait bon que la foule, sur l'escalier de l'Opéra, eût traité tout haut Wagner «de gredin, d'insolent, d'idiot»; il ne pouvait réprimer ce cri pitoyable: «Je suis cruellement vengé[40]». Cependant tout n'était pas rancune assouvie et jalousie satisfaite dans le plaisir que lui procurait la chute du Tannhäuser. Il faut se reporter à l'article que, dix années auparavant, il avait consacré à la Sapho de Gounod, pour saisir les causes lointaines et profondes de son hostilité contre la musique de Wagner.

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      «Esthétique! maugréait Berlioz, je voudrais bien voir fusiller le cuistre qui a inventé ce mot là.»—Le vocable est disgracieux, disons-le avec Berlioz. Mais celui-ci avait des raisons particulières de haïr l'esthétique. Sa devise était celle du romantisme: Désordre et Génie. On ne discipline pas le Désordre; on ne définit pas le Génie.

      Après avoir parcouru livres et feuilletons de Berlioz, nous gardons le souvenir d'un chaos d'invectives et de dithyrambes, d'un étrange pêle-mêle de folie et de bon sens, d'amour et de haine, d'emphase et d'esprit, mais où rien ne ressemble à un système. Il est sans doute puéril de réclamer d'un artiste créateur un ensemble de règles et de préceptes: ces législations sont jeux de pédants. Mais, sachant les objets de ses préférences et de ses aversions, nous pouvons, en général, restituer sa poétique, c'est-à-dire déterminer avec plus de précision et de sûreté les caractères de son génie: un artiste qui se mêle de critique confesse au public ses propres ambitions.

      Nous connaissons bien la doctrine morale de Berlioz, son «éthique» professionnelle: elle est très

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