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de ne pas s'effrayer car il allait lui montrer à quelle allure il pouvait marcher. Il se pencha sur le guidon et se mit à travailler de tout son cœur. La bicyclette bondit comme si elle avait le diable au corps; des fermes, des églises, des chiens et des poules surgissaient pour disparaître. Des vieillards s'arrêtèrent admiratifs et les enfants applaudirent. Il continua de ce train joyeusement pendant cinq lieues environ. C'est alors qu'il eut le sentiment, selon son explication, de quelque chose d'anormal. Ce n'était pas le silence qui l'étonnait; le vent soufflait avec vigueur et la machine faisait beaucoup de bruit. Il fut plutôt frappé par une sensation de vide. Il tâta derrière son dos: il n'y trouva que l'espace sans limite. Il sauta ou plutôt tomba de sa machine, regarda la route parcourue; elle s'étendait droite et blanche à travers la sombre forêt et nul être animé n'y était visible. Il se remit en selle et, rebroussant chemin, remonta la colline. Dix minutes plus tard il se retrouva à un endroit où la route se divisait en quatre; là il mit pied à terre et essaya de rassembler ses souvenirs pour découvrir par quel chemin il était venu.

      Tandis qu'il restait ainsi rêveur, un homme passa, assis en amazone sur un cheval. Harris l'arrêta et lui fit comprendre qu'il avait perdu sa femme. L'homme ne sembla ni surpris ni compatissant. Pendant qu'ils causaient, un autre fermier les joignit; le premier présenta au survenant l'affaire, non pas comme un accident, mais comme une histoire plaisante. Ce qui parut surprendre le second fut que Harris manifestât du désespoir. Il ne put rien tirer ni de l'un ni de l'autre: il proféra un juron, enfourcha sa machine et s'engagea au hasard sur la route du milieu. A mi-côte il rencontra deux jeunes femmes accompagnées d'un jeune homme, groupe joyeux. Il leur demanda s'ils avaient aperçu sa femme, Ceux-ci voulurent se faire préciser son aspect. Il ne parlait pas assez bien le hollandais pour en faire une description révélatrice: tout ce qu'il put leur dire fut que sa femme était une très belle femme, de taille moyenne, ce qui ne sembla pas les satisfaire: n'importe qui en aurait pu dire autant et de cette façon entrer en possession d'une femme qui ne serait pas la sienne. Ils lui demandèrent comment elle était habillée; quand il se fût agi pour lui de vie ou de mort, il n'aurait pu se le rappeler.

      Je ne crois pas qu'il existe un homme sur terre capable de décrire une toilette dix minutes après avoir quitté la femme qui la porte. Il se souvenait d'une jupe bleue, puis il y avait un je ne sais quoi qui prolongeait la robe jusqu'au cou: ce pouvait être une blouse et il avait vague souvenance d'une ceinture: mais quel genre de blouse? Etait-elle jaune, verte ou bleue? Avait-elle un col? Etait-elle fermée par un nœud? Sa femme avait-elle des fleurs ou des plumes à son chapeau? Avait-elle seulement un chapeau? Il n'osait pas faire de description trop nette de peur de se méprendre et d'être aiguillé sur une fausse piste à des kilomètres de là. Les deux jeunes femmes ricanaient, ce qui, étant données ses dispositions d'esprit, eut le don de mettre Harris en colère. Le jeune homme, qui paraissait désireux de se débarrasser de lui, lui suggéra de s'adresser à la police de la ville voisine. Harris s'y rendit. Le commissaire lui donna un papier et lui dit d'y écrire un signalement complet de sa femme avec des détails sur le lieu et le moment où il l'avait perdue; tout ce qu'il put leur dire fut le nom du village où ils avaient déjeuné. Il savait qu'à ce moment elle l'accompagnait et qu'ils étaient partis ensemble.

      Cela parut suspect aux policiers; l'affaire leur semblait louche sur trois points: 1º Etait-ce vraiment sa femme légitime? 2º L'avait-il réellement perdue? 3º Pourquoi l'avait-il perdue? Avec l'aide d'un aubergiste qui parlait un peu l'anglais, il put vaincre leurs scrupules. Ils promirent d'agir et le soir ils la lui amenèrent dans une voiture fermée, avec la note à payer. Leur première rencontre ne fut pas tendre. Mme Harris n'est pas une bonne comédienne et éprouve toujours une grande difficulté à déguiser ses sentiments. Pour cette fois, elle le confesse, elle ne l'essaya même pas.

      D'accord sur les machines, nous entamâmes l'éternelle question des bagages.

      —La liste habituelle, je suppose, dit George en se préparant à écrire.

      C'était là le fruit de mes conseils. Mon oncle Podger, il y a des années, me l'avait enseigné.

      —Ayez soin, avait coutume de dire mon oncle Podger, avant de vous mettre à emballer, de faire une liste.

      C'était un homme très méthodique.

      —Prenez une feuille de papier (il avait coutume en tout de commencer par le commencement). Inscrivez-y tout ce dont vous pourriez avoir besoin; après cela revisez votre liste pour voir s'il n'y aurait pas moyen de biffer un objet inscrit. Vous êtes au lit: quel est votre habillement? Très bien, inscrivez-le. Ajoutez-en un de rechange. Vous vous levez: que faites-vous? Vous vous débarbouillez. Avec quoi vous lavez-vous? Avec du savon. Ecrivez: savon. Et ainsi de suite. Prenez maintenant vos vêtements. Commencez par les pieds. Que portez-vous aux pieds? Bottines, souliers, chaussettes: inscrivez-les. Remontez jusqu'à la tête. Que vous faudra-t-il en dehors de l'habillement? Un peu de cognac? Inscrivez-le. Un tire-bouchon? Inscrivez-le. Inscrivez tout. Ainsi vous n'oublierez rien.

      C'est d'après ce plan-là qu'il procédait toujours. Une fois la liste achevée, il la parcourait soigneusement, ce qu'il recommandait également toujours, pour voir s'il n'avait rien oublié. Ensuite il la revoyait et biffait tout ce dont il était possible de se passer.

      Après quoi il égarait la liste.

      George observa:

      —Nous pourrions emporter sur nos machines le strict nécessaire pour un jour ou deux. Nous ferions suivre le gros des bagages de ville en ville.

      —Soyons prudents, commençai-je, j'ai connu un homme qui...

      Harris tira sa montre:

      —Vous nous raconterez cela sur le bateau. J'ai rendez-vous avec Clara à la gare de Waterloo dans une demi-heure.

      —Il ne me faudra pas une demi-heure, protestai-je; c'est une histoire vraie et...

      —Conservez-la soigneusement, dit George: je me suis laissé dire qu'il y a bien des soirées pluvieuses dans la Forêt Noire. Nous vous en serons alors très reconnaissants. Ce que nous devrions faire tout de suite serait de terminer cette liste.

      Maintenant que j'y pense, jamais je n'ai eu l'occasion de leur raconter cette histoire: toujours un événement quelconque venait nous interrompre. Et cependant c'est une histoire vraie.

       Table des matières

       L'unique défaut de Harris. Harris et son ange gardien. Histoire d'une lanterne à bicyclette brevetée. La selle idéale. Celui qui vérifie les machines. Son œil d'aigle. Sa méthode. Sa sereine confiance en lui. Ses goûts simples et peu coûteux. Son aspect. Comment on s'en débarrasse. George prophète. La manière de se rendre désagréable par l'emploi d'une langue étrangère. George psychologue. Il propose une expérience. Sa prudence. Harris lui promet son aide, mais y met des conditions.

      Harris vint me voir le lundi après-midi. Il tenait à la main un catalogue de bicyclettes.

      Je lui criai de loin:

      —Si vous suivez mon conseil, vous laisserez cela tranquille.

      Harris répliqua:

      —Qu'est-ce qu'il faut laisser tranquille?

      —Cette folie nouvelle et brevetée qui doit révolutionner le monde cycliste, battre tous les records et dont vous tenez le prospectus à la main.

      Il repartit:

      —Hum! J'hésite. Nous aurons des montées difficiles; il est indispensable que nous ayons de bons freins.

      —Je suis de votre avis: il nous faudra de bons freins; mais ce qu'il ne nous faut pas, c'en est un qui nous réserve des surprises, dont nous ne comprendrons pas le mécanisme et qui ne fonctionnera jamais au moment voulu.

      —Celui-ci, affirma-t-il, est automatique.

      —Inutile

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