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      Le véritable théoricien du naturalisme, l'homme qui contribua le plus à former cette esthétique négative dont Boule-de-Suif est l'exemple, M. Th.... n'écrivit jamais. C'est par des causeries, par de petites remarques doucement sarcastiques qu'il apprenait à ses amis l'art de jouir de la turpitude, de la bassesse, du mal. Sa résignation aux ennuis de la vie était discrètement hilare: avec quel air fin, prudent et satisfait je l'ai vu fumer un mauvais cigare! Il avait le projet d'un livre, un seul, d'une synthèse de la vie offerte par les moyens les plus simples, les plus frappants. Un vieux petit employé se lève un dimanche, dans une banlieue, et il met du vin en bouteilles; et quand toutes les bouteilles sont pleines, sa journée est finie. Rien que cela, sans une réflexion d'auteur (cela est réprouvé par Flaubert), sans un incident (autre que, par exemple, la crise d'un bouchon avarié), sans un geste inutile, c'est-à-dire capable de faire soupçonner qu'il y a peut-être, derrière les murs, une atmosphère de fleurs, de ciel et d'idées. Ce M. Th.... est resté pour moi, car son esprit me charmait, le type de l'écrivain qui n'écrit pas. Si sa vie n'a été qu'une longue ironie, s'il y avait de l'amertume au fond de cette délectation morose, nul ne s'en est jamais douté: on l'a toujours vu fidèle à conformer sa conduite à des principes qu'il avait patiemment déduits de son expérience et de ses lectures.

      M. Félix Fénéon n'est pas moins mystérieux que ce théoricien secret.

      Ne jamais écrire, dédaigner cela; mais avoir écrit, avoir prouvé un talent net dans l'exposé d'idées nouvelles, et tout d'un coup se taire? Je crois qu'il y a des esprits satisfaits dès qu'ils savent leur valeur; un seul essai les rassure. Ainsi des hommes froids ayant expérimenté leur virilité abandonnent un jeu qui pour eux n'était que la recherche d'une preuve. M. Fénéon est un cerveau froid.

      Froid, non pas tiède, car le dédain de l'écriture n'a pas entraîné chez lui le dédain de l'action: les coeurs froids sont les plus actifs et leur patience à vouloir est infinie. Ayant donc des idées sociales (ou anti-sociales), M. Fénéon décida de leur obéir jusqu'au delà de la prudence. Cet homme qui s'est donné l'air d'un méphistophélès américain eut le courage de compromettre sa vie pour la réalisation de plans qu'il jugeait peut-être insensés, mais nobles et justes: une telle page dans la vie d'un écrivain rayonne plus haut et plus loin que de rutilantes écritures. On ne doit pas, comme un Blanqui, se rendre esclave des idées au point de s'ensevelir vivant dans la vanité du sacrifice perpétuel, mais il est bon d'avoir eu l'occasion de témoigner quelque mépris aux lois, à la société, au troupeau des citoyens; si d'une vaine lutte on emporte quelque blessure, la cicatrice est belle.

      Il ne fallait guère moins de courage pour opposer, en 1886, au «brocanteur Meissonier» le «radieux Renoir», pour vanter Claude Monet «ce peintre dont l'oeil apprécie vertigineusement toutes les données d'un spectacle et en décompose spontanément les tons. M. Fénéon se prouvait, il y a plus, de dix ans, non seulement juge hardi de la peinture nouvelle, mais excellent écrivain. Il analyse ainsi les marines de Monet: «Ces mers, vues d'un regard qui y tombe perpendiculairement, couvrent tout le rectangle du cadre; mais le ciel, pour invisible, se devine: tout son changeant émoi se trahit en fugaces jeux de lumières sur l'eau. Nous sommes un peu loin de la vague de Backnysen, perfectionnée par Courbet, de la volute en tôle verte se crêtant de mousse blanche dans le banal drame de ses tourmentes.» M. Fénéon avait toutes les qualités d'un critique d'art: l'oeil, l'esprit analytique, le style qui fait voir ce que l'oeil a vu et comprendre ce que l'esprit a compris. Que n'a-t-il persévéré! Nous n'avons eu depuis l'ère nouvelle que deux critiques d'art, Aurier et Fénéon: l'un est mort, l'autre se tait. Quel dommage! car l'un ou l'autre aurait suffi à mettre au pas une école (la pseudo-symboliste) qui, pour un Maurice Denis et un Filiger, nous donna toute une bande de copistes infidèles ou maladroits!

      En cherchant bien, on grossirait la valise littéraire de M. Fénéon. Outre qu'après la disparition de la Vogue il continua dans la Revue Indépendante ses notes sur les peintres, il signa aussi dans cette revue mémorable des pages amusantes de petite critique littéraire. On peut les relire; cela mord à froid, comme l'eau seconde, et cela laisse parfois dans la blessure le sous-entendu d'un venin très spirituel. D'un mot il définit tel génie: «Les contes que l'on connaît, petits travaux de fleurs et plumes.»—En somme, juste assez d'écritures pour qu'on regrette ce qui est resté dans les limbes du possible; mais si M. Fénéon s'imagine qu'il y a, en ce moment, trop d'écrivains, quelle erreur! Il y en a si peu, qu'un seul de plus serait un renfort très appréciable. Surtout, il pourrait nous donner l'aide d'une critique sûre et semer, avec ironie, quelques vérités souriantes.

      M. Fénéon a pris trop à coeur son état de fidèle de «l'église silencieuse» dont parle Goethe, et que, nous autres, nous fréquentons trop peu.

Léon Bloy

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      M. Bloy est un prophète. Il eut soin, parmi ses écrits, de nous le certifier lui-même: «Je suis un prophète.» Il pouvait ajouter, il n'y a pas manqué:—et aussi un pamphlétaire: «Je suis incapable de concevoir le journalisme autrement que sous la forme du pamphlet.» Les deux mots sont des équivalents historiques: le pamphlétaire a remplacé le prophète, le jour où les hommes ont perdu la puissance de croire pour acquérir la puissance de jouir. Le prophète fait saigner les coeurs; le pamphlétaire écorche les peaux; M. Bloy est un écorcheur.

      Non pas le tortionnaire élégant qui, romain ou chinois, décortique un sein, une joue, un hémicrâne, selon la science parfaite de la douleur animale; mais le boucher qui, après une entaille circulaire, arrache toute la dépouille, comme un fourreau. Tel de ses patients, toujours au vif, crie encore aussi haut qu'à l'heure où on lui enlevait sa tendre robe de chair; l'homme est tout nu et à travers la transparence de sa seconde peau on voit le double cloaque d'un coeur putréfié: privés de leur hypocrisie, les hommes ainsi pelés apparaissent vraiment comme des fruits trop mûrs; l'heure est passée des vendanges, on ne peut plus en faire que du fumier.

      Le spectacle (même celui du fumier) n'est pas désagréable. Il y a des besognes auxquelles on ne voudrait pas mettre le doigt (peut-être par lâcheté ou par orgueil), mais que l'on aime à voir brassées par des mains sans dégoût, et quand la place est propre, on est content; on se réjouit, dans la simplicité de son âme, d'une atmosphère meilleure; les parfums retrouvés passent sans se corrompre d'une rive à l'autre par-dessus le ruisseau purifié, et la vie des fleurs sourit encore une fois au-dessus des herbes reverdies.

      Hélas! qu'elle est fugitive, la purification des cloaques! A quoi bon écraser un Albert Wolff si la racine du champignon, restée sous la terre gluante, doit repousser le lendemain un nouveau noeud vénéneux? «J'ai mépris et dédain», disait Victor Hugo. M. Bloy n'a qu'une arme, le balai: on ne peut lui demander de la porter comme une épée; il la porte comme un balai, et il râcle les ruisseaux infatigablement.

      Le pamphlétaire a besoin d'un style. M. Bloy a un style. Il en a recueilli les premières graines dans le jardin de Barbey d'Aurevilly et dans le jardinet de M. Huysmans, mais la sapinette est devenue, semée dans cette terre à métaphores, une puissante forêt qui escalada des sommets, et l'oeillet poivré, un champ resplendissant de pavots magnifiques M. Bloy est un des plus grands créateurs d'images que la terre ait portés; cela soutient son oeuvre, comme un rocher soutient de fuyantes terrés; cela donne à sa pensée le relief d'une chaîne de montagne. Il ne lui manque rien pour être un très grand écrivain que deux idées, car il en a une: l'idée théologique.

      Le génie de M. Bloy n'est ni religieux, ni philosophique, ni humain, ni mystique; le génie de M. Bloy est

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