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Romans et contes. Theophile Gautier
Читать онлайн.Название Romans et contes
Год выпуска 0
isbn 4064066073770
Автор произведения Theophile Gautier
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
—Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu à la manière des sauvages.—Cette passion qui ne recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde: la passion et la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra où les apsaras t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.—A l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord.—Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil; abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains.—Déjà le charme agit. Les notions de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus d’ordres du cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures; saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons.»
Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne discontinuait pas un seul instant ses passes: de ses mains tendues jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole.
«Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la vie? Je saurai bien la rattraper et la mater.»
Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet.
Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages hiératiques; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poëmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.
Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec une détonation la large fleur de l’aloès.
«Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.
Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques.
Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave profondément endormi. La figure ordinairement bizarre de M. Cherbonneau avait pris en ce moment une majesté singulière; la grandeur du pouvoir dont il disposait ennoblissait ses traits désordonnés, et si quelqu’un l’eût vu accomplissant ces rites mystérieux avec une gravité sacerdotale, il n’eût pas reconnu en lui le docteur hoffmanique qui appelait, en le défiant, le crayon de la caricature.
Il se passa alors des choses bien étranges: Octave de Saville et le comte Olaf Labinski parurent agités simultanément comme d’une convulsion d’agonie, leur visage se décomposa, une légère écume leur monta aux lèvres; la pâleur de la mort décolora leur peau; cependant deux petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de leurs têtes.
A un geste fulgurant du docteur qui semblait leur tracer leur route dans l’air, les deux points phosphoriques se mirent en mouvement, et, laissant derrière eux un sillage de lumière, se rendirent à leur demeure nouvelle: l’âme d’Octave occupa le corps du comte Labinski, l’âme du comte celui d’Octave: l’avatar était accompli.
Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes, et dont l’Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur.
La joie du triomphe faisait flamboyer les prunelles bleues de Cherbonneau, qui se disait en marchant à grands pas dans la chambre: «Que les médecins les plus vantés en fassent autant, eux si fiers de raccommoder tant bien que mal l’horloge humaine lorsqu’elle se détraque: Hippocrate, Galien, Paracelse, Van Helmont, Boerhaave, Tronchin, Hahnemann, Rasori, le moindre fakir indien, accroupi sur l’escalier d’une pagode, en sait mille fois plus long que vous! Qu’importe le cadavre quand on commande à l’esprit!»
En finissant sa période, le docteur Balthazar Cherbonneau fit plusieurs cabrioles d’exultation, et dansa comme les montagnes dans le Sir-Hasirim du roi Salomon; il faillit même tomber sur le nez, s’étant pris le pied aux plis de sa robe brahminique, petit accident qui le rappela à lui-même et lui rendit tout son sang-froid.
«Réveillons nos dormeurs,» dit M. Cherbonneau après avoir essuyé les raies de poudre colorées dont il s’était strié la figure et dépouillé son costume de brahme,—et, se plaçant devant le corps du comte Labinski habité par l’âme d’Octave, il fit les passes nécessaires pour le tirer de l’état somnambulique, secouant à chaque geste ses doigts chargés du fluide qu’il enlevait.
Au bout de quelques minutes, Octave-Labinski (désormais nous le désignerons de la sorte pour la clarté du récit) se redressa sur son séant, passa ses mains sur ses yeux et promena autour de lui un regard étonné que la conscience du moi n’illuminait pas encore. Quand la perception nette des objets lui fut revenue, la première chose qu’il aperçut, ce fut sa forme placée en dehors de lui sur un divan. Il se voyait! non pas réfléchi par un miroir, mais en réalité. Il poussa un cri,—ce cri ne résonna pas avec le timbre de sa voix et lui causa une sorte d’épouvante;—l’échange d’âmes ayant eu lieu pendant le sommeil magnétique, il n’en avait pas gardé mémoire et éprouvait un malaise singulier. Sa pensée, servie par de nouveaux organes, était comme un ouvrier à qui l’on a retiré ses outils habituels pour lui en donner d’autres. Psyché dépaysée battait de ses ailes inquiètes la voûte de ce crâne inconnu, et se perdait dans les méandres de cette cervelle où restaient encore quelques traces d’idées étrangères.
«Eh bien, dit le docteur lorsqu’il eut suffisamment joui de la surprise d’Octave-Labinski, que vous semble de votre nouvelle habitation? Votre âme se trouve-t-elle bien installée dans le corps de ce charmant cavalier, hetmann, hospodar ou magnat, mari de la plus belle femme du monde? Vous n’avez plus envie de vous laisser mourir comme c’était votre projet la première fois que je vous ai vu dans votre triste appartement de la rue Saint-Lazare, maintenant que les portes de l’hôtel Labinski vous sont toutes grandes ouvertes et que vous n’avez plus peur que Prascovie ne vous mette la main