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Romans et contes. Theophile Gautier
Читать онлайн.Название Romans et contes
Год выпуска 0
isbn 4064066073770
Автор произведения Theophile Gautier
Жанр Языкознание
Издательство Bookwire
«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux:
«—Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le défends. Tâchez de penser à autre chose, imaginez que je suis partie à tout jamais, que je suis morte; oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, mêlez-vous activement à la vie humaine; consolez-vous dans un art ou un amour...»
«Je fis un geste de dénégation.
«—Croyez-vous souffrir moins en continuant à me voir? reprit la comtesse; venez, je vous recevrai toujours. Dieu dit qu’il faut pardonner à ses ennemis; pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui nous aiment? Cependant l’absence me paraît un remède plus sûr.—Dans deux ans nous pourrons nous serrer la main sans péril,—pour vous,» ajouta-t-elle en essayant de sourire.
«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, ni les voyages, ni le temps, n’ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir: ne m’en empêchez pas, docteur!
—Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement.
«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait:
«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi.»
III
Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur.
A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations, vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable; l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres; les statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le racloir; les oiseaux, s’il y en a, se taisent.
Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés par un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre elles.
Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre;—un peintre n’eût pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir.
Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules, chèvre-feuille, gypsophiles, glycines de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut pas être emprisonné; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit circonscrit par les clôtures de la civilisation.
Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse dont les feuillages contrastaient pittoresquement: vernis du Japon, tuyas du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West-End la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du baronetage.
Une allée de sable tamisé au crible, de peur qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide, même aux jours les plus desséchants de l’été.
Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque où se passe cette histoire, un vrai feu d’artifice fleuri tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d’une terre de bruyère.
L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective; de sveltes colonnes d’ordre ionique soutenant l’attique surmonté à chaque angle d’un gracieux groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un temple grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, et corrigeaient, en éveillant une idée de poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait pu avoir de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des stores rayés de larges bandes roses et presque toujours baissés abritaient et dessinaient les fenêtres, qui s’ouvraient de plein pied sous le portique comme des portes de glace.
Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi.
De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres formant ailes, dont les parois de cristal se diamentaient au soleil entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur climat natal.
Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui; mais la nuit, après que les roulements des voitures revenant de l’Opéra se sont éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte aurait vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.
C’était là qu’habitaient depuis quelque temps—le lecteur l’a sans doute déjà deviné—la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine