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      — Si c'est ici, dit-il, inutile d'aller plus loin.

      Le jeune homme prit la valise, ouvrit la portière, descendit, et, s'approchant du postillon

      — Voici l'écu de six livres promis.

      Le postillon prit lécu, le mit dans lorbite de son oeil, et ly maintint comme un élégant de nos jours y maintient son lorgnon.

      Morgan devina que cette pantomime avait une signification.

      — Eh bien, demanda-t-il que veut dire cela?

      — Cela veut dire, fit le postillon, que, j'ai beau faire, j'y vois d'un oeil.

      — Je comprends, reprit le jeune homme en riant, et si je bouche l'autre oeil…

      — Dame! je n'y verrai plus.

      — En voilà un drôle, qui aime mieux être aveugle que borgne!

       Enfin, il ne faut pas disputer des goûts; tiens!

      Et il lui donna un second écu.

      Le postillon le mit sur son autre oeil, fit tourner la voiture, et reprit le chemin de Serval.

      Le compagnon de Jéhu attendit qu'il se fût perdu dans l'obscurité, et, approchant de sa bouche une clef forée, il en tira un son prolongé et tremblotant, comme celui d'un sifflet de contremaître.

      Un son pareil lui répondit.

      Et, en même temps, on vit un cavalier sortir du bois et s'approcher au galop.

      À la vue de ce cavalier, Morgan se couvrit de nouveau le visage de son masque.

      — Au nom de qui venez-vous? demanda le cavalier, dont on ne pouvait point voir la figure, cachée qu'elle était sous les bords d'un énorme chapeau.

      — Au nom du prophète Élisée, répondit le jeune homme masqué.

      — Alors c'est vous que j'attends.

      Et il descendit de cheval.

      — Es-tu prophète ou disciple? demanda Morgan.

      — Je suis disciple, répondit le nouveau venu.

      — Et ton maître, où est-il?

      — Vous le trouverez à la chartreuse de Seillon.

      — Sais-tu le nombre des compagnons qui y sont réunis ce soir?

       — Douze.

      — C'est bien; si tu en rencontres quelques autres, envoie-les au rendez-vous.

      Celui qui s'était donné le titre de disciple s'inclina en signe d'obéissance, aida Morgan à attacher la valise sur la croupe de son cheval, et le tint respectueusement par le mors, tandis que celui-ci montait.

      Sans même attendre que son second pied eût atteint l'étrier, Morgan piqua son cheval, qui arracha le mors des mains du domestique et partit au galop.

      On voyait à la droite de la route s'étendre la forêt de Seillon, comme une mer de ténèbres dont le vent de la nuit faisait onduler et gémir les vagues sombres.

      À un quart de lieue au delà de Sue, le cavalier poussa son cheval à travers terres, et alla au-devant de la forêt, qui, de son coté, semblait venir au-devant de lui.

      Le cheval, guidé par une main expérimentée, s'y enfonça sans hésitation.

      Au bout de dix minutes, il reparut de l'autre côté.

      À cent pas de la forêt s'élevait une masse sombre, isolée au milieu de la plaine.

      C'était un bâtiment d'une architecture massive, ombragé par cinq ou six arbres séculaires.

      Le cavalier s'arrêta devant une grande porte au-dessus de laquelle étaient placées, en triangle, trois statues: celle de la Vierge, celle de Notre-Seigneur Jésus, et celle de saint Jean-Baptiste. La statue de la Vierge marquait le point le plus élevé du triangle.

      Le voyageur mystérieux était arrivé au but de son voyage, c'est-à- dire à la chartreuse de Seillon.

      La chartreuse de Seillon, la vingt-deuxième de l'ordre, avait été fondée en 1178. En 1672, un bâtiment moderne avait été substitué au vieux monastère; c'est de cette dernière construction que l'on voit encore aujourd'hui les vestiges.

      Ces vestiges sont, à l'extérieur, la façade que, nous avons dite, façade ornée de trois statues, et devant laquelle nous avons vu s'arrêter le cavalier mystérieux; à l'intérieur, une petite chapelle ayant son entrée à droite sous la grande porte.

      Un paysan, sa femme, deux enfants l'habitent à cette heure, et, de l'ancien monastère, ils ont fait une ferme.

      En 1791, les chartreux avaient été expulsés de leur couvent; en 1792, la chartreuse et ses dépendances avaient été mises en vente comme propriété ecclésiastique.

      Les dépendances étaient d'abord le parc, attenant aux bâtiments, et ensuite la belle forêt qui porte encore aujourd'hui le nom de Seillon.

      Mais, à Bourg, ville royaliste et surtout religieuse, personne ne risqua de compromettre son âme, en achetant un bien qui avait appartenu à de dignes moines que chacun vénérait. Il en résultait que le couvent, le parc et la forêt étaient devenus, sous le titre de biens de l'État, la propriété de la République, c'est-à-dire n'appartenaient à personne — ou, du moins, restaient délaissés — car la République, depuis sept ans, avait eu bien autre chose à penser que de faire recrépir des murs, entretenir un verger, et mettre en coupe réglée une forêt.

      Depuis sept ans donc, la chartreuse était complètement abandonnée, et quand, par hasard, un regard curieux pénétrait par le trou de la serrure, il voyait l'herbe poussant dans les cours comme les ronces dans le verger, comme les broussailles dans la forêt, laquelle, percée à cette époque d'une route et de deux ou trois sentiers seulement, était partout ailleurs, en apparence du moins, devenue impraticable.

      Une espèce de pavillon, nommé la Correrie, dépendant de la chartreuse et distant du monastère d'un demi-quart de lieue, verdissait de son côté dans la forêt, laquelle, profitant de la liberté qui lui était laissée de pousser à sa fantaisie, l'avait enveloppé de tout côté d'une ceinture de feuillages, et avait fini par le dérober à la vue.

      Au reste, les bruits les plus étranges couraient sur ces deux bâtiments: on les disait hantés par des hôtes invisibles le jour, effrayants la nuit; des bûcherons ou des paysans attardés, qui parfois allaient encore exercer dans la forêt de la République les droits d'usage dont la ville de Bourg jouissait du temps des chartreux, prétendaient avoir vu, à travers les fentes des volets fermés, courir des flammes dans les corridors et dans les escaliers, et avoir distinctement entendu des bruits de chaînes traînant sur les dalles des cloîtres et les pavés des cours. Les esprits forts niaient la chose; mais, en opposition avec les incrédules, deux sortes de gens laffirmaient et donnaient, selon leurs opinions et leurs croyances, à ces bruits effrayants et à ces lueurs nocturnes, deux causes différentes: les patriotes prétendaient que c'étaient les âmes des pauvres moines que la tyrannie des cloîtres avait ensevelis vivants dans les in-pace, qui revenaient en appelant la vengeance du ciel sur leurs persécuteurs, et qui traînaient après leur mort les fers dont ils avaient été chargés pendant leur vie; les royalistes disaient que c'était le diable en personne qui, trouvant un couvent vide et n'ayant plus à craindre le goupillon des dignes religieux, venait tranquillement prendre ses ébats là où autrefois il n'eût pas osé hasarder le bout de sa griffe; mais il y avait un fait qui laissait toute chose en suspens: c'est que pas un de ceux qui niaient ou qui affirmaient — soit qu'il eût pris parti pour les âmes des moines martyrs ou pour le sabbat tenu par Belzébuth — n'avait eu le courage de se hasarder dans les ténèbres et de venir, aux heures solennelles de la nuit, s'assurer de la vérité, afin de pouvoir dire le lendemain si la chartreuse était solitaire ou hantée, et, si elle était hantée, quelle espèce

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