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      Pendant la nuit du 20 au 21 octobre, le Caire se révolta; à cinq heures du matin, on apprit la mort du général Dupuy, tué d'un coup de lance; à huit heures du matin, au moment où l'on croyait être maître de linsurrection, un aide de camp du général mort accourut, annonçant que les Bédouins de la campagne menaçaient Bab-el-Nasr ou la porte de la Victoire.

      Bonaparte déjeunait avec son aide de camp Sulkowsky, grièvement blessé à Salahieh, et qui se levait à grand-peine de son lit de douleur.

      Bonaparte, dans sa préoccupation, oublia l'état dans lequel était le jeune Polonais.

      — Sulkowsky, dit-il, prenez quinze guides, et allez voir ce que nous veut cette canaille.

      Sulkowsky se leva.

      — Général, dit Roland, chargez-moi de la commission; vous voyez bien que mon camarade peut à peine se tenir debout.

      — C'est juste, dit Bonaparte; va.

      Roland sortit, prit quinze guides et partit.

      Mais l'ordre avait été donné à Sulkowsky, et Sulkowsky tenait à l'exécuter.

      Il partit de son côté avec cinq ou six hommes qu'il trouva prêts.

      Soit hasard, soit qu'il connût mieux que Roland les rues du Caire, il arriva quelques. secondes avant lui à la porte de la Victoire.

      En arrivant à son tour, Roland vit un officier que les Arabes emmenaient; ses cinq ou six hommes étaient déjà tués. Quelquefois les Arabes, qui massacraient impitoyablement les soldats, épargnaient les officiers dans l'espoir d'une rançon.

      Roland reconnut Sulkowsky; il le montra de la pointe de son sabre à ses quinze hommes, et chargea au galop.

      Une demi-heure après, un guide rentrait seul au quartier général, annonçant la mort de Sulkowsky, de Roland et de ses vingt et un compagnons. Bonaparte, nous l'avons dit, aimait Roland comme un frère, comme un fils, comme il aimait Eugène; il voulut connaître la catastrophe dans tous ses détails et interrogea le guide.

      Le guide avait vu un Arabe trancher la tête de Sulkowsky et attacher cette tête à l'arçon de sa selle.

      Quant à Roland, son cheval avait été tué. Pour lui, il s'était dégagé des étriers et avait combattu un instant à pied; mais bientôt il avait disparu dans une fusillade presque à bout portant.

      Bonaparte poussa un soupir, versa une larme, murmura: «Encore un!» et sembla n'y plus penser.

      Seulement, il s'informa à quelle tribu appartenaient les Arabes bédouins qui venaient de lui tuer deux des hommes qu'il aimait le mieux.

      Il apprit que c'était une tribu d'Arabes insoumis dont le village était distant de dix lieues à peu près.

      Bonaparte leur laissa un mois, afin qu'ils crussent bien à leur impunité; puis, un mois écoulé, il ordonna à un de ses aides de camp, nommé Croisier, de cerner le village, de détruire les buttes, de faire couper la tête aux hommes, de mettre les têtes dans des sacs, et d'amener au Caire le reste de la population, c'est-à-dire les femmes et les enfants.

      Croisier exécuta ponctuellement l'ordre; on amena au Caire toute la population de femmes et d'enfants que l'on put prendre, et, parmi cette population, un Arabe vivant, lié et garrotté sur son cheval.

      — Pourquoi cet homme vivant? demanda Bonaparte; j'avais dit de trancher la tête à tout ce qui était en état de porter les armes.

      — Général, dit Croisier, qui, lui aussi, baragouinait quelques mots d'arabe, au moment où j'allais faire couper la tête de cet homme, j'ai cru comprendre qu'il offrait d'échanger sa vie contre celle d'un prisonnier. J'ai pensé que nous aurions toujours le temps de lui couper la tête, et je l'ai amené. Si je me suis trompé, la cérémonie qui aurait dû avoir lieu là-bas se fera ici même; ce qui est différé n'est pas perdu.

      On fit venir l'interprète Ventura et l'on interrogea le Bédouin.

      Le Bédouin répondit qu'il avait sauvé la vie à un officier français, grièvement blessé à la porte de la Victoire; que cet officier, qui parlait un peu larabe, s'était dit aide de camp du général Bonaparte; qu'il lavait envoyé à son frère, qui exerçait la profession de médecin dans la tribu voisine; que l'officier était prisonnier dans cette tribu, et que, si on voulait lui promettre la vie, il écrirait à son frère de renvoyer le prisonnier au Caire.

      C'était peut-être une fable pour gagner du temps, mais c'était peut-être aussi la vérité; on ne risquait rien d'attendre.

      On plaça lArabe sous bonne garde, on lui donna un thaleb qui écrivit sous sa dictée, il scella la lettre de son cachet, et un Arabe du Caire partit pour mener la négociation.

      Il y avait, si le négociateur réussissait, la vie pour le Bédouin, cinq cents piastres pour le négociateur.

      Trois jours après, le négociateur revint ramenant Roland.

      Bonaparte avait espéré ce retour, mais il n'y avait pas cru. Ce coeur de bronze, qui avait paru insensible à la douleur, se fondit dans la joie. Il ouvrit ses bras à Roland comme au jour où il lavait retrouvé, et deux larmes, deux perles — les larmes de Bonaparte étaient rares — coulèrent de ses yeux.

      Quant à Roland, chose étrange! il resta sombre au milieu de la joie qu'occasionnait son retour, confirma le récit de lArabe, appuya sa mise en liberté, mais refusa de donner aucun détail personnel sur la façon dont il avait été pris par les bédouins et traité par le thaleb: quant à Sulkowsky, il avait été tué et décapité sous ses yeux; il n'y fallait donc plus songer.

      Seulement, Roland reprit son service d'habitude, et l'on remarqua que ce qui, jusque-là, avait été du courage chez lui, était devenu de la témérité; que ce qui avait été un besoin de gloire, semblait être devenu un besoin de mort.

      Dun autre côté, comme il arrive à ceux qui bravent le fer et le feu, le fer et le feu s'écartèrent miraculeusement de lui; devant, derrière Roland, à ses côtés, les hommes tombaient: lui restait debout, invulnérable comme le démon de la guerre.

      Lors de la campagne de Syrie, on envoya deux parlementaires sommer Djezzar-Pacha de rendre Saint-Jean d'Acre; les deux parlementaires ne reparurent plus: ils avaient eu la tête tranchée.

      On dut en envoyer un troisième: Roland se présenta, insista pour y aller, en obtint, à force d'instances, la permission du général en chef, et revint.

      Il fut de chacun des dix-neuf assauts qu'on livra à la forteresse; à chaque assaut on le vit parvenir sur la brèche: il fut un des dix hommes qui pénétrèrent dans la tour Maudite; neuf y restèrent, lui revint sans une égratignure.

      Pendant la retraite, Bonaparte ordonna à ce qui restait de cavaliers dans l'armée de donner leurs chevaux aux blessés et aux malades; c'était à qui ne donnerait pas son cheval aux pestiférés, de peur de la contagion.

      Roland donna le sien de préférence à ceux-ci: trois tombèrent de son cheval à terre; il remonta son cheval après eux, et arriva sain et sauf au Caire.

      À Aboukir, il se jeta au milieu de la mêlée, pénétra jusqu'au pacha en forçant la ceinture de noirs qui l'entouraient, l'arrêta par la barbe, et essuya le feu de ses deux pistolets, dont l'un brûla l'amorce seulement; la balle de l'autre passa sous son bras et alla tuer un guide derrière lui.

      Quand Bonaparte prit la résolution de revenir en France, Roland fut le premier à qui le général en chef annonça ce retour. Tout autre eût bondi de joie; lui resta triste et sombre, disant:

      — J'aurais mieux aimé que nous restassions ici, général; j'avais plus de chance d'y mourir.

      Cependant, c'eût été une ingratitude à lui de ne pas suivre le général en chef; il le suivit.

      Pendant toute la traversée, il resta morne et impassible.

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