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poëte rêve qu'il est introduit dans un temple par une femme que l'on croit d'abord être la Sagesse; mais ce temple est divisé en cinq parties; il voit dans l'une le triomphe de la Sagesse, dans l'autre celui de la Gloire, dans la troisième celui de la Richesse; enfin, dans les deux dernières parties, le triomphe de l'Amour et celui de la Fortune. On ne sait donc plus quelle est sa conductrice. Peut-être est-ce sa maîtresse, à qui son poëme est adressé sans qu'il la nomme, et qu'il a fallu découvrir comme nous l'allons voir, sous le voile singulier qui la couvre. Toutes ces divinités sont assisses sur des trônes, ornés de tous leurs attributs, et environnés des personnages fameux dans l'histoire que leurs faveurs ont rendus célèbres. On croit voir ici une imitation évidente des Triomphes de Pétrarque; mais ce qui va suivre prouve que c'est une fausse apparence.

      Ce poëme est en tercets ou terza rima, et partagé en cinquante chants ou chapitres assez courts, comme ceux du poëme du Dante. Une bizarrerie qui lui appartient, et dont Boccace n'avait trouvé l'idée ni dans le Dante ni dans Pétrarque, mais dans les poëtes provençaux, c'est que l'ouvrage, dans son entier, est un grand acrostiche. En prenant la première lettre du premier vers de chaque tercet, depuis le commencement du poëme jusqu'à la fin, on en compose deux sonnets et une canzone, en vers très-réguliers, que le poëte adresse à sa maîtresse, et dans lesquels se trouvent cachés leurs deux noms. Celui de Madama Maria y est tout entier, ainsi que celui du poëte, tel qu'il le signait toujours: Giovanni di Boccaccio da Certaldo, et ce nom forme le dernier vers d'un tercet ajouté au premier des deux sonnets. On voit par l'autre nom que ce poëme est encore un ouvrage de sa jeunesse, fait dans le temps de ses amours avec Fiammetta, ou la princesse Marie. Or, Pétrarque ne fit ses Triomphes que dans les dernières années de sa vie, et n'eut même pas le temps d'y mettre la dernière main. Si l'un des deux poëtes avait imité l'autre, ce qu'il n'est nullement nécessaire de supposer, ce serait donc ici Pétrarque qui serait l'imitateur.

      Le roman de Boccace, intitulé Filocopo, paraît être le premier ouvrage qu'il composa en prose italienne. Il l'écrivit à Naples, comme nous l'avons vu, à la prière de cette même princesse Marie. Les croisades en Orient, et les expéditions contre les Sarrasins d'Espagne, avaient alors mis à la mode les récits extraordinaires et les faits merveilleux de chevalerie et d'amour. Quelques unes de ces histoires, sans être écrites, passaient de bouche en bouche, et amusaient les jeunes gens et les femmes. Les aventures de Florio et de Blanchefleur, qui n'ont aucun rapport avec un de nos fabliaux intitulé à peu près de même 60, étaient de ce nombre; et Boccace, dans son Filocopo, ne fit qu'enrichir de quelques inventions poétiques et romanesques, ces aventures, que sa maîtresse et lui avaient souvent entendu raconter.

      L'action commence à Rome: mais en quel temps? il serait difficile de le deviner. Jupiter, Junon, Pluton et Vulcain, y figurent d'abord; puis Rome est désignée comme la ville où règne le successeur de Céphas. Le pape se trouve même être le vicaire de Junon. Elle lui envoie Iris; sa messagère, vient ensuite le trouver elle-même, et lui donne ses ordres. Les noms des principaux personnages sont anciens comme ceux des dieux. Quitus Lælius Africanus et Julia Topazia, son épouse depuis cinq ans, n'ont point d'enfants. Pour en obtenir, Lælius fait vœu d'aller en pélerinage au temple du Dieu qu'on adore en Ibérie; et c'est tout simplement Saint-Jacques en Gallice. Julia devient enceinte; le mari et la femme partent pour accomplir leur vœu, après avoir fait leur prière au souverain Jupiter, al sommo Giove. Le Dieu de l'Achéron est fâché de ce voyage, et entreprend de le traverser. Il prend la figure d'un chevalier, et va se jeter aux pieds de Félix, roi mahométan d'une partie de l'Espagne. Il lui fait un faux rapport de l'arrivée de guerriers romains dans ses états, qui ont déjà brûlé une de ses villes, et l'engage à les chasser et à les poursuivre avec ses troupes. Le roi marche à la tête de son armée. Lælius arrive avec sa suite. Le roi les prend pour l'armée ennemie. La bataille se donne, si l'on peut appeler ainsi la lutte d'une poignée d'hommes avec une armée entière. Lælius et ses compagnons d'armes se font tuer jusqu'au dernier. Julia vient sur le champ de bataille chercher le corps de son époux. Elle se précipite sur lui, se roule sur ses blessures, se baigne dans son sang, et remplit l'air de ses cris. Le roi vainqueur la traite avec humanité, et apprend d'elle que Lælius et ses amis, elle et ses compagnes, loin de venir avec des intentions hostiles, allaient en Gallice, accomplir un vœu que son mari avait fait au Dieu qu'on y adore, pour en obtenir un enfant. Le roi, fâché de la méprise, s'en retourne à Séville, et y emmène avec lui l'inconsolable veuve. Il la présente à la reine; ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour adoucir sa douleur. La reine était enceinte comme Julia, et au même terme qu'elle. Toutes deux accouchent le même jour; la reine d'un garçon, Julia d'une fille; la première très-heureusement, la seconde avec des douleurs qui la conduisent au tombeau. La reine lui fait faire des obsèques magnifiques, prend sous sa protection la fille qu'elle laisse orpheline, et la garde dans son palais, où elle la fait élever avec son fils.

      Les deux enfants passent leurs premières années, nourris, vêtus, élevés de même, et ne se quittant jamais. Leur éducation commence. On leur apprend à lire, et dès qu'ils connaissent les lettres, on leur fait lire le saint livre d'Ovide, où ce grand poëte enseigne par quels soins on doit allumer dans les cœurs les plus froids, les saintes flammes de Vénus 61. Leurs dispositions naturelles, secondées par cette instruction, se développent avant l'âge. Florio et Blanchefleur sont amants avant de savoir ce que c'est que l'amour. Leur grave précepteur s'en aperçoit à la manière dont ils se regardent en prenant leur leçon dans le saint livre, et va en avertir le roi, qui en est très-fâché: le roi le dit à la reine, qui ne l'est pas moins. On sépare les deux jeunes gens, et l'on envoie Florio dans une ville voisine, sous prétexte de ses études. Il part après les adieux les plus tendres. Blanchefleur reste plongée dans le désespoir. Après leur séparation, chacun d'eux est éprouvé par une longue suite de malheurs. Florio supporte les siens avec courage. Il prend le nom de Filocopo, composé de deux mots grecs qui signifient ami du travail. Dans le cours de ses aventures, il est jeté par la tempête sur les côtes de Naples. Il est accueilli par Fiammetta et par Caléon, son amant. Boccace s'est désigné lui-même sous ce nom; on sait que la princesse Marie l'est sous celui de Fiammetta. Florio reçoit d'eux les meilleurs traitements, prend part à leurs amusements et à leurs jeux, autant que le lui permet sa tristesse, se rembarque, et passe à Alexandrie. Il y retrouve Blanchefleur, qui avait été prise par des corsaires et faite esclave. Ils se marient et s'unissent. On les surprend; ils sont condamnés au feu; mais Vénus et Mars les protègent et les sauvent. Ils reviennent en Italie, passent à Naples, vont jusqu'en Toscane, et reviennent à Rome, où Florio découvre que Blanchefleur était issue des plus illustres familles de l'ancienne république. Il s'instruit aussi des vérités du christianisme, est baptisé, repasse en Espagne, convertit le roi son père, sa cour et tous ses sujets, lui succède, et jouit d'un long et heureux règne avec sa fidèle Blanchefleur.

      Ce roman est composé de neuf livres, et, dans le recueil des œuvres de Boccace, il remplit deux volumes entiers. Le style est boursoufflé, plein de déclamation et d'emphase; les événements sont ou extravagants ou communs, le merveilleux continuellement mêlé d'ancien et de moderne, de christianisme et de paganisme; l'intérêt presque nul, les épisodes ennuyeux, la lecture de suite impossible. Il a eu cependant seize ou dix-sept éditions en Italie, et les honneurs de la traduction en espagnol et en français. On a dit aussi que Boccace le préférait à tous ses autres ouvrages 62. Ce serait un exemple de plus des faux jugements de cette espèce. Mais ce ne peut être que dans sa première jeunesse qu'il commit cette erreur. Il en dut juger autrement quand son goût fut plus formé; et ce qui le prouve, c'est qu'il employa dans le Décaméron, deux Nouvelles tirées du Filocopo, en y faisant des changements considérables 63. Il eut l'air de les sauver comme d'un naufrage.

      La Fiammetta, autre roman divisé en sept livres, beaucoup moins long que le premier, est écrit d'un style plus naturel, ou, si l'on veut, moins ampoulé. L'héroïne y raconte elle-même l'histoire de ses amours avec Pamphile. Si Boccace a voulu, comme on le croit, se désigner sous ce nom, il donne une haute idée de la passion qu'il

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<p>60</p>

Voyez Fabliaux et Contes, publiés par Legrand-d'Aussy, t. I, p. 230.

<p>61</p>

Filocopo, l. II, §. II.

<p>62</p>

Voyez Girolamo Muzio, Battaglie per difesa della Italica lingua, au commencement de sa lettre à Gabriello Cesano et à Bartolomeo Cavalcanti, qui est la première de ce recueil.

<p>63</p>

Le Muzio, en avançant le fait, loc. cit., n'indique point quelles sont les deux Nouvelles; elles se trouvent toutes deux dans le cinquième livre du Filocopo. Dans ce livre, Fiammette tient une espèce de cour d'amour: on y propose des questions à résoudre, et toutes ces questions ont pour sujet des aventures amoureuses: il y en a treize. La quatrième question correspond à la cinquième Nouvelle de la dixième Journée de Boccace; et la treizième question, à la quatrième Nouvelle de cette même Journée. Je ne crois pas que personne se soit encore donné la peine de vérifier cette assertion du Muzio. Manni, lui-même, qui devait bien connaître le Battaglie, et qui recherche, comme à son ordinaire (pages 553 et 555), quel a pu être le fondement historique de ces deux Nouvelles, ne dit rien du Filocopo.