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du moins par la connaissance la plus étendue et l'habitude la plus familière de la langue. Pétrarque lui avait fait traduire en latin quelques morceaux d'Homère, qui lui avaient donné le plus vif désir d'en avoir une traduction complète. L'imagination de Boccace s'échauffe à ce récit; Léonce Pilate était alors à Venise, d'où il comptait se rendre à la cour d'Avignon: il conçoit le dessein de l'attirer à Florence, et de l'y fixer par un enseignement public. Il part de Milan, va proposer au sénat de Florence de créer dans cette ville une chaire de langue grecque, en obtient avec beaucoup de peine le décret, part pour Venise, porte lui-même ce décret au Calabrois, qu'il persuade par son éloquence, qu'il emmène comme en triomphe, et qu'il loge dans sa propre maison.

      Il l'y garda pendant tout le temps que Léonce voulut rester à Florence 17; et, ce qui rendait plus méritoire ce trait d'amour pour la langue grecque, c'est que celui qui en était l'objet, loin de procurer à son hôte une société agréable, était peut-être le plus laid, le plus sale et le plus hargneux de tous les pédants. Le parti que Boccace en tira pour lui même, fut de se faire expliquer en entier les deux poëmes d'Homère, et de lui en faire rédiger sous ses yeux une traduction latine 18. Il lui fît expliquer et traduire de même seize Dialogues de Platon. Quant aux leçons publiques, le succès en était retardé par l'extrême rareté, et même par la privation presque totale de livres grecs. Boccace mit toute son activité à en rechercher de toutes parts, tout son désintéressement, ou plutôt sa prodigalité à se les procurer à tout prix. Il en fit venir à ses frais de la Grèce même; il en réunit enfin un si grand nombre, que, dans le siècle suivant, un auteur florentin 19 qui écrivit sa vie, assura que presque tous les manuscrits grecs que possédait alors la Toscane étaient dus aux soins et la générosité de Boccace.

      Malgré toute son application à s'instruire lui-même dans cette langue, qu'il avait précédemment étudiée à Naples, il ne faut pas croire qu'il devint un helléniste aussi profond que le furent à Florence plusieurs hommes de lettres, dans les deux siècles suivants. Le défaut de grammaires et de lexiques grecs empêchait alors d'acquérir une connaissance parfaite de la langue. On cite des exemples tirés de ses ouvrages d'érudition 20, qui prouvent que le vrai sens des termes lui échappait quelquefois, et l'on regarde comme probable que, dans les leçons qu'il prit de Léonce Pilate, il s'occupa des choses et des idées plus que des mots 21. Mais il n'en eut pas moins le mérite de répandre le premier dans sa patrie, et d'y favoriser de tout son pouvoir, l'amour des lettres grecques. À son exemple, d'autres esprits distingués s'adonnèrent à cette étude, et fondèrent à Florence une espèce de colonie grecque, tandis que, partout ailleurs, cette langue était encore étrangère à toutes les écoles et à toutes universités, et long-temps avant que la chute de l'empire grec en facilitât l'étude en Italie et dans le reste de l'Europe. On s'est habitué à dire, et l'on répète encore par routine, que la dispersion des savants grecs, à la destruction de leur empire, avait été en Europe la source de la renaissance des lettres. Mais Dante, Pétrarque, et surtout Boccace, donnent le démenti à cette assertion banale; et l'on voit déjà ici, ce qu'on verra encore mieux par la suite, que Florence n'en serait pas moins devenue la nouvelle Athènes, quand même l'ancienne et toutes les îles, et la ville de Constantin, ne seraient pas tombées sous les coups d'un vainqueur ignorant et barbare.

      La générosité naturelle de Boccace, excitée par les deux passions les plus nobles, l'amour des lettres et l'amour de la patrie, lui fit oublier la médiocrité de sa fortune. Il dissipa, pour subvenir à ces dépenses, une grande partie de son modeste patrimoine, et ce fut surtout depuis ce moment qu'il fut tourmenté de tous les embarras qu'entraîne un dérangement d'affaires. Son amour pour le plaisir, disons-le nettement, son inconduite, et l'habitude de se livrer avec ardeur à tous ses goûts, contribuèrent aussi à cet état de gêne où il se trouva réduit, et qui alla jusqu'à l'indigence. Presque tous ses amis l'abandonnèrent alors, comme cela est arrivé dans tous les temps. Mais il n'en fut pas ainsi de Pétrarque: il l'aida de sa bourse, de ses consolations, de ses livres; il voulut lui procurer des places avantageuses, que Boccace refusa par amour pour sa liberté. Pétrarque fut loin de l'en blâmer, car il n'était pas de ces amis qui donnent des conseils comme des ordres, et qui, quelques raisons que l'on allègue, ne pardonnent pas le refus d'y obéir; mais il lui pardonna moins aisément de ne vouloir pas venir partager sa maison et sa fortune. Ce qu'il lui écrivit à ce sujet est d'une simplicité touchante. «Je vous loue d'avoir refusé de grandes richesses que je vous offrais, et d'avoir préféré la liberté de l'âme et une pauvreté tranquille; mais je ne vous loue pas de même de refuser un ami qui vous a tant de fois appelé. Je ne suis pas en état de vous enrichir: si j'y étais, ce ne serait pas par mes paroles ni par ma plume, mais par des choses et des effets que je m'expliquerais avec vous. Je suis dans une position où ce qui suffit pour un suffira abondamment pour deux hommes qui n'auront qu'un cœur et qu'une maison. Vous me faites injure, si vous dédaignez ce que je vous offre, et plus encore, si vous en doutez 22.» Boccace n'accepta point ces offres généreuses; mais il en aima davantage celui qui les lui faisait de si bon cœur, et il fallut bien que Pétrarque lui pardonnât enfin ce refus, accompagné d'un redoublement d'amitié.

      Ce n'était pas toujours de littérature et de philosophie qu'il était question entre ces deux fidèles amis. La vie que menait Boccace, et la licence de ses premiers écrits, ne plaisaient point à Pétrarque, qui lui parlait et lui écrivait là dessus avec toute la tendresse et toute l'autorité d'un père.

      Tant que dura le feu de l'âge, ces conseils toujours bien reçus, furent peu suivis. Le progrès du temps amena d'autres dispositions, et un fait singulier en précipita les effets. Un jour que Boccace était dans sa maison, à Florence, un chartreux de Sienne, qu'il ne connaissait pas 23, demanda à lui parler en secret. Il lui dit qu'il venait de la part du bienheureux père Petroni, religieux de la même chartreuse, qui n'avait jamais vu Boccace, mais qui le connaissait à fond par la permission de Dieu. Il lui représenta, au nom de ce père, le danger où il était s'il ne réformait pas ses mœurs et ses écrits, et lui fit des remontrances véhémentes sur l'abus qu'il faisait de ses talents, et sur son penchant à l'amour. «Le bienheureux père Petroni, ajouta-t-il, m'a chargé en mourant de venir vous engager à changer de vie, à renoncer à la poésie et aux lettres profanes. Si vous ne le faites pas, vous mourrez bientôt, et des supplices éternels vous attendent.» Ce chartreux, pour accréditer sa mission, apprit à Boccace que le père Petroni avait vu Jésus-Christ en personne, qu'il avait lu sur son visage tout ce qui se passe sur la terre: le présent, le passé, l'avenir. Il lui fit voir ensuite qu'il savait un secret que Boccace croyait n'être connu que de lui seul; enfin, il lui annonça qu'il allait remplir des commissions semblables à Naples, en France, en Angleterre, et qu'il irait ensuite trouver Pétrarque.

      Boccace, frappé de cette prédiction, de ces menaces, et de la révélation de ce secret, fut saisi de terreur, et prit sur-le-champ le parti de la réforme. Il renonça aux femmes, à la poésie, et résolut de vendre sa bibliothèque, toute composée de poëtes et d'auteurs profanes. Il fit part de ses projets et de la visite qui les avait fait naître à Pétrarque, qui lui répondit comme il convenait à son amitié, à sa piété, mais aussi à sa sagesse et à son expérience. Il approuva la réforme des mœurs et blâma tout le reste. Il ne s'en laissa point imposer par la prétendue vision du chartreux mort, ni par les menaces du chartreux vivant. «Voir Jésus-Christ des yeux, du corps, écrivait-il à Boccace, c'est, je l'avoue, une chose merveilleuse, si elle est vraie. On a vu, dans tous les temps, des hommes couvrir du voile de la religion et de la sainteté, des mensonges et des impostures, afin que l'opinion de la Divinité cachât la fraude humaine, c'est ce que je puis vous dire en ce moment. Quand l'envoyé du défunt sera venu jusqu'à moi, après avoir rempli les autres missions dont il est chargé, je verrai quelle foi je dois ajouter à ses paroles. L'âge de cet homme, son front, ses yeux, ses mœurs, son attitude, ses mouvements, sa manière de marcher, de s'asseoir, son discours, et surtout la conclusion et l'intention de l'orateur, serviront à m'éclairer Скачать книгу


<p>17</p>

Il y resta près de trois ans. En 1363, il partit pour Venise, d'où il passa à Constantinople. À peine y fut-il arrivé, qu'il regretta l'Italie; il y voulut revenir; mais, accueilli par une tempête, dans la mer Adriatique, il fut tué par la foudre. Une riche provision de manuscrits grecs, qu'il apportait à Pétrarque, périt avec lui.

<p>18</p>

Il paraît que Léonce n'acheva pas la traduction de l'Odyssée. Lorsque, six ans après, Boccace envoya à Pétrarque une copie qu'il avait faite pour lui, de ces deux traductions, on voit par la réponse de Pétrarque, que celle de l'Odyssée n'était pas finie. (Senil., l. V, ép. i.) Cependant cette traduction existait en entier, ainsi que celle de l'Iliade, dans l'abbaye Florentine, du temps de l'abbé Mehus. (voyez Vit. Ambr. Camald., p. 273); et l'Odyssée seulement, mais aussi toute entière, dans la bibliothèque des Médicis (cod. 45, Plut. 4, 34.) M. Baldelli en cite un passage de vingt-trois vers, dans une note sur le premier des éclaircissements (Illustrazioni) qu'il a mis à la fin de sa Vie de Boccace, p. 264.

<p>19</p>

Giannozzo Manetti.

<p>20</p>

M. Baldelli, Vita del Bocc., p. 139, note.

<p>21</p>

Id. ibid.

<p>22</p>

Petrarch., Senil., l. I, ép. 4, tout à la fin.

<p>23</p>

Il se nommait Giovacchino Ciani.