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grand sabre damasquiné d'or. J'admire son haut et tranquille dédain des agitations contemporaines; comme lui, je pense que la foi des anciens jours, qui fait encore des martyrs et des prophètes, est bonne à garder et douce aux hommes à l'heure de la mort. A quoi bon se donner tant peine pour tout changer, pour comprendre et embrasser tant de choses nouvelles, puisqu'il faut mourir, puisque forcément un jour il faut râler quelque part, au soleil ou à l'ombre, à une heure que Dieu seul connaît? Plutôt, gardons la tradition de nos pères, qui semble un peu nous prolonger nous-mêmes en nous liant plus intimement aux hommes passés et aux hommes à venir. Dans un vague songe d'éternité, vivons insouciants des lendemains terrestres, et laissons les vieux murs se fendre au soleil des étés, les herbes pousser sur nos toits, les bêtes pourrir à la place où elles sont tombées. Laissons tout, et jouissons seulement au passage des choses qui ne trompent pas, des belles créatures, des beaux chevaux, des beaux jardins et des parfums de fleurs...

      Donc, que ceux-là seuls me suivent dans mon voyage, qui parfois le soir se sont sentis frémir aux premières notes gémies par des petites flûtes arabes qu'accompagnaient des tambours. Ils sont mes pareils ceux-là, mes pareils et mes frères; qu'ils montent avec moi sur mon cheval brun, large de poitrine, ébouriffé à tous crins; à travers des plaines sauvages tapissées de fleurs, à travers des déserts d'iris et d'asphodèles, je les mènerai au fond de ce vieux pays immobilisé sous le soleil lourd, voir les grandes villes mortes de là-bas, que berce un éternel murmure de prières.

      Pour ce qui est des autres, qu'ils s'épargnent l'ennui de commencer à me lire; ils ne me comprendraient pas; je leur ferais l'effet de chanter des choses monotones et confuses, enveloppées de rêve...

      PIERRE LOTI.

      AU MAROC

       Table des matières

      26 mars 1889.

      Des côtes sud de l'Espagne, d'Algésiras, de Gibraltar, on aperçoit là-bas, sur l'autre rive de la mer, Tanger la Blanche.

      Elle est tout près de notre Europe, cette première ville marocaine, posée comme en vedette sur la pointe la plus nord de l'Afrique; en trois ou quatre heures, des paquebots y conduisent, et une grande quantité de touristes y viennent chaque hiver. Elle est très banalisée aujourd'hui, et le sultan du Maroc a pris le parti d'en faire le demi-abandon aux visiteurs étrangers, d'en détourner ses regards comme d'une ville infidèle.

      Vue du large, elle semble presque riante, avec ses villas alentour bâties à l'européenne dans des jardins; un peu étrange encore cependant, et restée bien plus musulmane d'aspect que nos villes d'Algérie, avec ses murs d'une neigeuse blancheur, sa haute casbah crénelée, et ses minarets plaqués de vieilles faïences.

      C'est curieux même comme l'impression d'arrivée est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée. Malgré les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises qui s'étalent çà et là devant des hôtels ou des bazars,—en mettant pied à terre aujourd'hui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi,—j'ai le sentiment d'un recul subit à travers les temps antérieurs... Comme c'est loin tout à coup, l'Espagne où l'on était ce matin, le chemin de fer, le paquebot rapide et confortable, l'époque où l'on croyait vivre!... Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, éteignant les bruits d'ailleurs, arrêtant toutes les modernes agitations de la vie: le vieux suaire de l'Islam, qui sans doute va beaucoup s'épaissir autour de nous dans quelques jours quand nous nous serons enfoncés plus avant dans ce pays sombre, mais qui est déjà sensible dès l'abord pour nos imaginations fraîchement émoulues d'Europe.

      Deux gardes au service de notre ministre, Sélem et Kaddour, pareils à des figures bibliques dans leurs longs vêtements de laine flottante, nous attendent au débarcadère pour nous conduire à la légation de France.

      Ils nous précèdent gravement, écartant de notre route, avec des bâtons, les innombrables petits ânes qui remplacent ici les camions et les chariots tout à fait inconnus. Par une sorte de voie étroite, nous montons à la ville, entre des rangées de murs crénelés, qui s'étagent en gradins les uns au-dessus des autres, tristes et blancs comme des neiges mortes. Les passants qui nous croisent, blancs aussi comme les murs, traînent sans bruit leurs babouches sur la poussière, avec une majestueuse insouciance, et, rien qu'à les voir marcher, on devine que les empressements de notre siècle n'ont pas prise sur eux.

      Dans la grande rue, qu'il nous faut traverser, il y a bien quelques boutiques espagnoles, quelques affiches françaises ou anglaises, et, à la foule des burnous, se mêlent, hélas! quelques messieurs en casques de liège ou quelques gentilles misses voyageuses, ayant des coups de soleil sur les joues. Mais, c'est égal, Tanger est encore très arabe, même dans ses quartiers marchands.

      Et plus loin—aux abords de la légation de France où l'hospitalité m'est offerte—commence le dédale des petites rues étroites ensevelies sous la chaux blanche, demeuré intact, comme au vieux temps.

       Table des matières

      Le soir de ce même jour d'arrivée, au coucher du soleil, je vais faire ma première visite à notre campement de route, qui se prépare là-bas, en dehors des murs, sur une hauteur assez solitaire dominant Tanger.

      C'est tout une petite ville nomade, déjà montée, déjà habitée par nos Arabes d'escorte; alentour, nos chevaux, nos chameaux, nos mules de charge, entravés par des cordes, paissent une herbe rase, très odorante; on dirait une tribu quelconque, un douar; l'ensemble exhale une forte odeur de Bédouin, et des chants tristes en voix de fausset, des sons grêles de guitare, sortent de la tente des chameliers.

      C'est le sultan qui a envoyé tout cela au ministre, matériel, bêtes et gens. Je regarde longuement ces personnages et ces choses, avec lesquels il va falloir se familiariser et vivre, qui vont bientôt s'enfoncer avec nous dans ce pays inconnu.

      La nuit qui vient, le vent froid qui se lève au crépuscule, accentuent—comme il arrive toujours—l'impression de dépaysement que ce Maroc m'a causée dès l'abord.

      Le ciel du couchant est d'une limpidité profonde, dans des jaunes pâles extrêmement froids; Tanger, qui paraît dans le lointain, sous mes pieds, semble à cette heure un éboulement de cubes de pierres sur une pente de montagne; ses blancheurs, en s'obscurcissant, tournent au bleuâtre glacé; au delà s'étend la mer d'un bleu sombre;—au delà encore, en silhouette d'un gris d'ardoise, se dessine l'Espagne, l'Europe, une proche voisine avec laquelle ce pays, paraît-il, fraye le moins possible. Et cette pointe de notre monde à nous, que j'ai quittée il y a quelques heures à peine, vue d'ici me fait l'effet tout à coup de s'être effroyablement reculée.

      Je reviens à Tanger par la place du Grand-Marché, qui est un peu au-dessus de la ville, à l'extérieur des vieux murs crénelés et des vieilles portes ogivales. Il y fait presque nuit. Par terre, sur une étendue d'une centaine de mètres carrés, il y a une couche de choses brunes qui grouillent faiblement: chameaux agenouillés, prêts à s'endormir, pêle-mêle avec des Bédouins et des ballots de marchandises; caravanes qui sont parties peut-être des confins du désert, par les routes dangereuses et non tracées, pour venir jusqu'ici où finit la vieille Afrique; jusqu'ici, en face de la pointe d'Europe, au seuil de notre civilisation moderne. Des bruits de voix humaines très rauques et des grognements de bêtes s'élèvent de ces masses confuses qui couvrent le sol de la place. Devant un petit feu, qui flambe jaune, au milieu d'un cercle de gens accroupis, un sorcier nègre chante doucement et bat du tambour. L'air de la nuit, de plus en plus frais, promène des exhalaisons fauves. Le ciel s'étoile partout, dans une limpidité profonde. Et voici qu'une grande musette arabe commence à gémir, dominant tous les autres bruits de sa voix aigre et glapissante... Oh! j'avais oublié ce son-là, qui, depuis pas mal

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