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divers. Il apperçoit la haute tour de Buntzlau, où Boleslas-le-Cruel-massacra son frère Vinceslas qui venait lui demander un asyle. Enfin, baissant les yeux sur les fortifications du château de Fritzierne, il le voit flanqué de bastions, de tourelles, de contre-forts, et défendu par un large fossé, qu'un pont-levis permet seul de franchir.

      Ce spectacle imposant doit être familier à Victor; mais il ne lui a jamais procuré autant de jouissances. Eh quoi! s'écrie-t-il, ces tableaux magnifiques, ces superbes campagnes, ce château où l'on éleva mon enfance; je quitterais tout cela!.... je fuirais un protecteur, un père!.... j'aurais l'ingratitude de l'abandonner, quand il compte sur moi pour adoucir les ennuis de sa vieillesse!.... Non, Victor, non, tu t'auras point cette barbarie; tu vaincras une funeste passion, tu respecteras la fille de ton protecteur, tu lui cacheras tes sentimens; tu triompheras de l'amour, et tu jouiras du bonheur d'une famille qui t'a reçu dans son sein au sortir de ton berceau, qui te regarde comme un ami que le ciel lui a envoyé.... Mais, dieux! Clémence! tu ne sauras donc jamais que je t'aime, que je t'adore.... jamais!.... L'ai-je pu former ce cruel projet! Clémence! fille adorable! si tu savais, si j'osais dire à ton père!.... Ton père pourrait-il blâmer un amour vertueux, un amour délicat fondé sur la reconnaissance, sur l'admiration dont tes rares vertus m'ont pénétré!.... Pourrait-il me repousser de son sein, après m'avoir cent fois accablé des bontés les plus touchantes! Non, non, le baron de Fritzierne est un philosophe, un sage; il fait peu de cas de la naissance, de la fortune, de tous les dons du hasard; il n'estime que l'honneur, la probité: il me jugera digne de la main de sa fille. Oui, Clémence, oui, tu connaîtras mon amour; j'ose espérer que tu le partageras: tu m'as donné tant de fois l'espoir d'être aimé! Nous nous jetterons aux pieds du meilleur des pères; il nous embrassera, nous unira. Ô Victor! quelle félicité t'attend!.... Que dis-tu, insensé? où va s'égarer ton imagination? toi, malheureux enfant trouvé dans une forêt; toi, infortuné, sans parens, sans amis, sans appui sur la terre, tu deviendrais le gendre du baron de Fritzierne, d'un des plus puissans seigneurs de l'Allemagne! tu oserais rapprocher la distance....

      Non, Victor, non; cesse d'espérer, cesse de rêver, ce bonheur n'est pas fait pour toi. Fuis, Victor, fuis, dérobe-toi aux traits du malheur qui t'attend; crains d'être accusé d'ingratitude, de séduction: tu le serais, Victor, tu le serais, et tu en mourrais!.... C'en est fait, son père m'a refusé aujourd'hui la permission de voyager loin de lui; il a fait de vains efforts pour m'arracher le secret de mon cœur; demain, je me précipite de nouveau à ses genoux; je le presse, je le conjure de me laisser partir, et s'il se refuse encore à mes vœux.... S'il s'y refuse, que ferai-je? que deviendrai-je? Ah! malheureux!....

      C'est ainsi que Victor flottait dans une mer de pensées plus douloureuses les unes que les autres. Il devait tout à M. de Fritzierne, il adorait sa fille Clémence; mais son amour était respectueux; jamais il ne lui était échappé un mot qui pût le déceler; jamais aucune de ses démarches n'avait dévoilé le secret de son cœur; Clémence elle-même ignorait que sa tendresse était payée de retour; car Clémence aimait Victor, et Clémence, par des agaceries bien naturelles à un enfant, avait allumé cette funeste passion dans le cœur du homme. Clémence avait dix-sept ans; elle était vive, et simple comme l'innocence; son ame ignorait ces détours qui gênent le sentiment, qui en arrêtent l'explosion. Victor avait dix-huit ans; il était grand, bien fait, doué de toutes les qualités de l'esprit et du cœur. Clémence, élevée avec lui, n'avait pu résister au charme que sa présence, ses discours, ses talens, lui avaient inspiré. Elle l'aimait donc; mais elle croyait n'aimer qu'un frère: son père l'avait élevée dans cette douce illusion. Clémence se croyait attachée à Victor par les liens du sang, et Clémence se livrait sans contrainte à toute l'effusion d'un sentiment qu'elle regardait comme celui de la tendresse fraternelle. Victor, lui Victor, ne pouvait se livrer à cette douce erreur. Victor savait bien qu'il n'était point le frère, de Clémence.... Il ne connaissait qu'une partie de l'histoire de sa naissance; mais il en savait assez pour désespérer de jamais obtenir la main de son amante. Le baron de Fritzierne, vieillard de soixante-cinq ans, après avoir brillé long-temps dans les emplois politiques et militaires, après avoir éprouvé une foule de malheurs, s'était retiré dans son château, où il vivait retiré du commerce des hommes. Là, il avait élevé Clémence et Victor: il aimait ce dernier comme son propre fils; mais il était extrêmement riche; sa naissance était des plus distinguées; il n'y avait pas d'apparence qu'il voulût jamais donner sa fille à un inconnu. Victor le craignait, Victor prévoyait les suites funestes de sa fatale passion, et il s'était déterminé à voyager jusqu'au moment de l'établissement de Clémence. Il en avait parlé à son père, sans lui donner les véritable raisons qui le forçaient à s'éloigner. Mais Fritzierne s'était attendri; le bon Fritzierne lui avait reproché, en versant quelques larmes, l'espèce d'abandon où il voulait le plonger. Victor n'avait pu résister aux pleurs de son bienfaiteur: il s'était tu; son cœur avait gémi. Il était remonté dans son appartement, l'ame oppressée, le feu sur les joues, et les paupières chargées de larmes. Loin de chercher un repos qui l'aurait fui, il avait ouvert sa croisée, et le spectacle de la nature venait d'enchaîner ses facultés, de suspendre, pour un moment, l'exécution de son projet. Tantôt il se proposait de fuir sans voir le baron ni sa fille; et tantôt il voulait écrire à Clémence pour lui faire ses tristes adieux. Il allait se mettre à son secrétaire dans cette intention; mais les beautés des sites que la lune éclairait à ses yeux, le retenaient à sa fenêtre; il admirait, reprenait le cours de ses réflexions, admirait encore et ne pouvait rien faire....

      Quiconque a voyagé dans la Bohême, quiconque a vu les montagnes, les bois, les hameaux, les vieux châteaux qu'elle renferme, se fera aisément une idée de la situation de manoir de Fritzierne: c'était un château-fort dans toute l'étendue du terme. Placé au milieu d'une colline qui, par une suite d'élévations, formait le dernier monticule de la chaîne des montagnes des Géants, il dominait sur un pays raboteux, hérissé de vieilles tours, de masures, de côteaux boisés, de prairies et de ruisseaux. Il était fortifié tout autour, à l'exception d'une petite porte percée dans un des créneaux de la muraille, et qui donnait de plain-pied sur la campagne. Sur le devant de la façade était situé le pont-levis, jeté sur un large fossé plein d'eau. Les jardins, élevés en amphithéâtres, étaient immenses, entourés de fortes murailles, flanqués d'énormes contre-forts; en un mot, il était impossible de craindre, d'aucun côté, l'attaque de brigands qui infestaient depuis long-temps les vastes forêts d'alentour. Ce château avait autrefois soutenu des siéges, et il était encore capable de se défendre contre toute surprise.

      C'était là le séjour que, depuis vingt ans, le baron de Fritzierne habitait paisiblement; c'était là que la compassion avait tendu une main protectrice à la jeunesse de Victor, dont les malheurs les plus cruels avaient marqué la naissance, ainsi que nous le verrons par la suite....

      Victor connaissait toutes les obligations qu'il avait au vieux baron; mais Victor, combattu par l'amour, la reconnaissance et la délicatesse, ne pouvait répondre aux bontés dont on l'avait accablé, que par une fuite précipitée: c'était même le seul moyen qu'il eût de prouver sa gratitude à son bienfaiteur; il fallait, par égard pour ses bienfaits, qu'il s'arrachât de ses bras....

      Victor venait de prendre cette résolution. Né ferme et courageux, il était incapable d'en changer. Son ame était plus calme, son cœur moins agité, ses pensées avaient repris leur cours; une heure entière, passée dans la fluctuation des idées les plus tristes, avait épuisé ses facultés morales et physiques; le sommeil commençait à lui faire éprouver son besoin impérieux, il allait fermer sa fenêtre pour goûter quelques heures de repos, déjà il s'en éloignait, lorsque des cris affreux le rappellent au balcon. Il écoute.... Plus rien.... Le silence seul frappe son oreille attentive. Il va s'éloigner de nouveau; les mêmes cris recommencent; mais ils sont plus aigus.... Victor entend distinctement ces mots, prononcés dans la campagne, presque au-dessous de lui: Ô, qui que vous soyez, ne prenez que ma vie; n'arrachez point celle du malheureux orphelin que vous voyez; c'est mon fils, c'est mon fils, je l'ai adopté.... Barbares! que vous a-t-il fait?.... Eh! ne se trouvera-t-il point quelque ame généreuse qui vienne nous secourir!....

      Victor, saisi d'effroi, cherche à distinguer les infortunées créatures dont il entend les sanglots; mais la confusion règne sur tous

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